Nous avons fait cet entretien avec le site Crimethinc. Il a été publié le 15.03.2022 à l'occasion de l'anniversaire de la révolution syrienne. Voici la traduction en français. L'entretien est également disponible en anglais, italien et allemand.
Tout d’abord, pouvez-vous nous présenter la cantine syrienne ?
L- : Certains d’entre nous se sont rencontrés lors d’une occupation de l’université Paris 8 en 2018, pour demander la régularisation collective des sans-papiers qui vivaient dans la rue cet hiver-là. Certaines d’entre nous ont aidé à la traduction en arabe, d’autres à la cuisine, d’autres encore à la médiation et aux négociations. Ce fut la première rencontre entre certains des Français.e.s et des Syrien.ne.s qui sont aujourd’hui membres de la Cantine.
Quelques mois plus tard, d’autres occupations d’universités ont eu lieu : certaines étaient axées sur la lutte des réfugiés, d’autres sur la lutte des étudiants. Avec un groupe d’étudiants syriens, nous avons pensé que nous devions intervenir dans le mouvement étudiant et ne pas limiter notre activisme aux questions de réfugiés. Nous avons commencé à faire des interventions dans des campus occupés pour parler de la mobilisation des étudiants en Syrie pendant la révolution. Cela a permis plus de rencontres et de liens avec les milieux de la “gauche radicale” en région parisienne.
Fin 2018, le mouvement des Gilets jaunes a éclaté ; des Syriens et des Français qui sont ensuite devenus membres de la Cantine y ont participé. Au mois de mars suivant, des camarades qui étaient impliqués dans les Gilets Jaunes de Montreuil nous ont invités à parler, à l’occasion de l’anniversaire de la révolution syrienne, de l’auto-organisation et des leçons que nous pouvions tirer de nos expériences pour le soulèvement en cours. Il est devenu clair pour nous que nous voulions nous organiser à Montreuil, d’autant plus que nous terminions nos études et que nous voulions poursuivre notre activité politique au-delà du mouvement étudiant et des luttes de réfugiés.
La Cantine syrienne est née de notre désir de créer un espace d’auto-organisation des réfugiés et du besoin de recréer un sentiment de “ chez soi “ pour nous en France.
D- : Nous voulions continuer la révolution, continuer notre chemin en poursuivant les objectifs de la révolution syrienne. Nous ne voulons pas nous résigner, rester calmes et tranquilles une fois en exil. En France, il est possible de faire beaucoup de choses, il y a beaucoup de mouvements politiques et de communautés avec lesquels nous pouvons nous organiser et partager nos expériences afin de construire la solidarité et prouver que la liberté est possible. Les gens en France ont beaucoup d’expérience dans les activités révolutionnaires. De plus, nous voulions montrer qu’il existe une alternative à Assad et aux islamistes.
L- : Nous cuisinons trois fois par semaine et partageons notre patrimoine culinaire, par exemple en donnant des cours de cuisine. En même temps, nous organisons des concerts, des projections de films, des expositions, etc. L’idée était d’articuler des connexions entre différentes sphères : un espace culturel d’entraide et de solidarité transnationale. Nous avons donc des cours de langues en arabe et en français. Nous organisons aussi régulièrement des discussions, par exemple sur les liens entre les luttes syrienne et palestinienne, sur la révolution au Soudan, ou encore des rencontres avec des camarades exilés d’Iran et d’Afghanistan. Toutes nos activités sont gratuites ou à prix libre. Enfin, nous avons deux grands événements annuels : l’un est l’anniversaire de la révolution syrienne et l’autre est notre festival internationaliste “Les Peuples Veulent “, où nous invitons des camarades du monde entier. Lors du dernier, en novembre 2021, les participants venaient d’Inde, du Chili, de Grèce, d’Iran, du Soudan, du Liban et des États-Unis. Nous avons discuté du potentiel du féminisme international, débattu des anciennes et nouvelles formes d’internationalisme, et comparé nos hypothèses révolutionnaires. Nous préparons actuellement la quatrième édition.
Aussi nous sommes basés dans un centre social auto-organisé appelé l’AERI. C’est un espace de solidarité et d’entraide auquel participent des dizaines d’autres collectifs et activités. Des personnes de nationalités et d’horizons très divers se rencontrent et s’organisent dans cet espace. On y trouve des activités comme le yoga ou les arts martiaux féministes, des ateliers d’impression 3D et de codage, une boulangerie, un laboratoire photo, et bien d’autres choses. Bien sûr, il y a aussi des collectifs comme les Gilets jaunes, qui ont leur propre cantine, et les Brigades de solidarité populaire, qui ont été très actives dans le travail d’entraide pendant le confinement. Cela nous convient bien d’être au milieu de cette diversité de pratiques et d’approches ; cet espace nous donne l’occasion de nous ancrer dans le territoire actif et rebelle de Montreuil et de contribuer à la construction de l’autonomie locale ici. Il nous donne également l’occasion de rencontrer un large éventail de personnes, des voisins qui n’avaient jusque là aucun lien avec une communauté politique.
Régulièrement, nous organisons aussi des événements avec des collectifs français ou des militants réfugiés/exilés en France. L’année dernière, nous étions à la ZAD de Sacaly et à la ferme Longo Maï dans le sud. Enfin, nous travaillons avec différents collectifs et groupes à l’international : nous avons commencé à construire un petit réseau grâce à notre festival internationaliste annuel.
C’est ainsi que nous nous sommes rencontrés et avons commencé à travailler ensemble. L’un de mes rêves est de participer à la création d’une sorte de mouvement d’en bas pour l’auto-organisation des réfugiés. Pas seulement des Syriens en France, mais d’autres nationalités - et, pourquoi pas, à l’échelle de l’Europe, pour commencer. Comme une internationale des exilés !
D- : Un jour, nous aimerions voir la Cantine à l’intérieur d’une Syrie libre. Pour l’instant, une Cantine syrienne vient de démarrer au Luxembourg. Nous sommes très heureux et fiers que notre projet ait pu inspirer des gens dans un autre pays. Nous espérons que d’autres Cantines syriennes fleuriront dans le monde entier !
L- : La prochaine fois qu’il y aura un soulèvement populaire en Syrie, nous espérons que notre travail contribuera à atténuer l’indifférence du monde, afin que l’abandon dont la Syrie a souffert à partir de 2011 ne se reproduise plus jamais.
Quelles ont été vos expériences avec la politique en Syrie avant le soulèvement ?
L- : Lorsque les premières manifestations ont éclaté, j’avais 18 ans. Sans la révolution, je ne pense pas que j’aurais été politiquement active comme je le suis aujourd’hui. Avant la révolution, j’avais l’habitude de dire que je détestais la politique ; je la voyais exclusivement sous la forme de la politique d’État, et en tant que telle, elle était pleine de mensonges et de tromperies. La politique en Syrie avant la révolution était presque exclusivement le domaine du gouvernement. De plus, la propagande et la surveillance du régime étaient partout, inéluctables. Nous avons dû l’endurer dès l’école primaire (où nous étions tous forcés d’être membres du parti Baas). Je voulais me rebeller contre ce que je percevais comme autoritaire, même si je n’étais pas capable de le nommer ainsi à l’époque. Pour moi, il s’agissait plutôt d’une attitude, ou d’un refus instinctif de l’autorité hautement punitive et incompétente à laquelle nous devions faire face à l’école et dans la société en général. À 17 ans, j’ai été renvoyé du lycée après m’être disputé avec le professeur de “nationalisme”. Le lendemain, le directeur de l’école m’a dit que les parents de certains de mes camarades de classe avaient appelé pour dire que je perturbais l’éducation de leurs enfants. Ma famille, de classe moyenne inférieure, était politisée, mais je ne l’ai vraiment compris qu’après la révolution.
D- : J’ai travaillé dans le domaine du sport. J’étais d’abord entraîneur, puis j’ai commencé à faire de la coordination et du travail de bureau pour différentes missions : l’association sportive des femmes arabes et l’association de football des femmes syriennes. J’ai eu un engagement clandestin dans un parti politique dans les années 1980.
A- : Dans les années 1980, si vous étiez impliqué dans une quelconque activité politique en dehors de ce que le gouvernement autorisait dans le cadre du parti unique, ou si vous vouliez désobéir à la ligne du parti, vous n’aviez pas droit à une vie normale. Mon père était actif dans un mouvement de gauche. À cause de ses activités, mes deux parents avaient du mal à trouver du travail. J’ai commencé à aller aux réunions du parti dans lequel mon père était engagé. J’ai également participé à des tables rondes et à l’organisation de manifestations de soutien aux pays arabes. Nous avons manifesté en faveur de la Palestine, puis de l’Irak, car c’étaient les seules manifestations que nous étions autorisés à organiser. Pendant les manifestations, nous scandions des slogans contre les chefs d’État arabes, mais ceux-ci s’adressaient aussi en partie au régime. Bien que le parti auquel je participais soit devenu public, de nombreuses activités militantes ont dû rester clandestines. À l’université, il était très difficile d’être politiquement actif ; les syndicats étudiants étaient contrôlés par le régime et très surveillés.
R- : Comme beaucoup de Syriens avant le déclenchement de la révolution, mes activités se limitaient à de timides critiques du régime dans l’espace privé de la famille. Mon père est un ancien opposant au régime ; j’ai grandi entouré d’anciens militants communistes et d’anciens prisonniers.
J’ai vite compris que les gens risquaient leur vie s’ils s’engageaient en politique, étant donné la surveillance et la répression. Lorsque j’ai appris l’existence du massacre de Hama, survenu en février 1982 et ordonné par Hafez al-Assad, j’avais neuf ans. J’ai vu de vieilles marques de balles sur le mur de Hama et j’ai demandé à mon père ce qu’il en était, et il m’a raconté l’histoire. Le lendemain, à l’école primaire, comme d’habitude, nous devions vénérer Hafez al-Assad avec quelques slogans. J’étais tellement bouleversée que j’ai dit à mon amie de Hama qu’elle ne devait pas chanter les chants de propagande à cause du massacre qu’Hafez avait commis dans sa ville. Quelques heures plus tard, le père de mon amie a appelé mon père et lui a demandé de me faire taire. Les gens avaient peur les uns des autres.
Les histoires de répression, de prison et de massacre ont nourri une haine profonde envers toute autorité qui réduit la vie à ses dimensions de base (travailler, manger, dormir) et annihile toute pensée créative et critique.
Quels étaient vos points de vue sur la révolution syrienne ?
L- : Je me souviens que lorsque les manifestations ont commencé en Tunisie et en Égypte, je ne pouvais même pas concevoir la possibilité qu’un soulèvement ait lieu en Syrie. Je me disais et je disais à mes amis : les risques sont trop élevés, le prix est trop élevé. Mais une révolution a bien eu lieu en Syrie. Dans les tout premiers mois, certains amis ont été arrêtés et torturés et ont dû quitter le pays. Je n’ai pas participé à l’organisation, j’avais trop peur de finir en prison… le viol est une méthode courante dans les prisons d’Assad.
A- : J’ai participé aux manifestations à Douma, dans la banlieue de Damas. En avril, lorsque je suis retournée dans ma ville natale, j’ai été interrogée par la police, puis relâchée. Au début, ils n’ont pas arrêté beaucoup de personnes qui étaient dans des partis politiques comme moi. Je pense que c’était une stratégie pour découvrir qui étaient les organisateurs des manifestations. Ensuite, j’ai été mis sur la liste noire du régime et expulsé de l’université. Je suis allé à Alep et j’ai rejoint la lutte là-bas clandestinement. J’ai fait de la documentation et du travail humanitaire.
D- : J’étais très fière au début de cette révolution. J’avais tellement de gratitude et de respect pour les enfants de Deraa, qui ont été parmi les premiers à demander la chute du régime et qui ont finalement changé l’histoire du pays. J’ai participé avec de nombreux athlètes à montrer la laideur du régime en formant un groupe appelé l’Association des athlètes syriens libres. Nous avons pu écrire à la Fédération internationale et lui fournir des photos et des documents montrant comment le régime faisait pression sur des athlètes populaires connus et essayait de les instrumentaliser pour délégitimer et supprimer les manifestations.
Le régime a transformé le stade Abbasieen de Damas en base militaire. Nous avons entendu des histoires terribles sur la répression qui s’y déroulait. Le régime voulait changer l’identité des lieux autant que celle des individus.
Si nous revenons aux principes de base des sports olympiques, nous trouvons la paix et la réconciliation. Nous trouvons le rejet de la discrimination. Avec l’Association des athlètes syriens libres, nous avons réussi à empêcher les représentants du Comité olympique syrien de participer à la conférence du Comité international olympique, car ils violaient la Charte des Jeux olympiques.
Je pense que la révolution est un mode de vie dans lequel nous luttons pour ce qui est juste, contre tout ce qui est devenu obsolète, tout ce qui s’est avéré dysfonctionnel, qui n’est plus valable. C’est un moyen de parvenir à plus de justice pour que nous puissions vivre dans un monde plus beau. La révolution syrienne était une nécessité, c’était le cri de l’une des plus anciennes capitales habitées de l’histoire contre la tyrannie et toutes les formes de dictature.
R- : Lorsque les soulèvements ont commencé à se propager dans le monde arabe, nous sommes restés cloués devant la télévision à regarder les nouvelles. Leur cause était la nôtre. Nous partagions la même expérience de vie sous différents régimes répressifs. Je me souviens encore de ma famille versant des larmes lorsque la première manifestation a eu lieu en mars en Syrie. Nous n’aurions jamais pensé que cela était possible.
Un processus de coordination et d’organisation du mouvement a progressivement émergé à plusieurs niveaux.
J’avais 16 ans à l’époque, et avec une bande d’amis, nous avons pris sur nous d’organiser des manifestations, en dessinant des graffitis et des slogans sur les murs, au niveau du lycée. Nous séchions les cours pour aller informer oralement les gens de la tenue d’une manifestation à tel endroit et à telle heure, en évitant d’utiliser le téléphone et les autres moyens de communication qui pouvaient être surveillés.
Ce qui était remarquable pendant la révolution, c’était l’accent mis sur l’échelon local, les particularités de chaque endroit et son influence sur le cours de la mobilisation. Les noms des petits quartiers et des petites villes reviennent au détriment des grandes agglomérations. Un soulèvement par le bas avait lieu alors que les Syriens n’avaient jamais été aussi unis.
Pourquoi avez-vous finalement dû fuir la Syrie ? Quelle a été votre expérience en tant que réfugié.e.s ?
D- : La décision de fuir est devenue inévitable, surtout après avoir reçu une menace directe m’ordonnant de garder le silence et d’abandonner toute activité d’organisation. J’avais le sentiment d’être en danger et je m’inquiétais de la sécurité de la seule fille que j’avais. Je suis donc partie.
A- : En 2013, avec l’entrée de Da’esh dans le conflit, j’avais deux choix, prendre les armes ou partir, alors je suis parti.
L- : J’ai dû fuir parce que ma famille a décidé qu’il n’était plus sûr pour nous de rester. J’ai essayé de me convaincre que j’étais capable de vivre en Syrie même si les membres de ma famille proche partaient, mais ce n’était pas très raisonnable.
Je me souviens avoir passé la moitié de mon entretien d’asile avec les autorités françaises chargées de l’immigration à retenir mes larmes. C’était tellement épuisant de devoir prouver à des gens qui n’avaient probablement jamais mis les pieds dans mon pays, qui ne savaient probablement rien de la révolution et qui n’avaient rien à foutre de l’émancipation dans notre région, que je venais réellement de l’endroit d’où je viens, et que je serais en danger si je devais y retourner.
C’était en 2015. Des amis m’ont même recommandé de prendre des photos avec des “figures connues de la révolution syrienne’’ afin de prouver aux autorités françaises que le régime Assad me considérait comme “dangereux” et, à ce titre, “qualifié” pour le statut de réfugié. Mon expérience en tant que réfugiée est le résultat de la bureaucratie et de la discrimination de l’État ; c’est une expérience de perte et de déracinement. Il y a un moment que je n’oublierai jamais. Lorsque vous demandez l’asile en France, vous recevez une lettre vous informant que votre passeport (que vous avez dû présenter au gouvernement comme preuve de votre nationalité) est conservé dans “les archives du bureau de l’immigration.” Quand j’ai reçu cette lettre, j’ai imaginé un très grand hall avec des passeports juste entassés les uns à côté des autres. Je me demande ce qu’ils peuvent bien faire de tous ces documents ?
Quoi qu’il en soit, ce n’est pas du tout nouveau - mais au-delà du processus administratif kafkaïen, humiliant et raciste, dans lequel vous passez la nuit dehors à faire la queue dans l’espoir d’obtenir un rendez-vous le matin, tandis que les flics vous crient dessus et vous menacent de vous renvoyer “dans les camps” si vous ne faites pas correctement la queue… au-delà de tout cela, il est toujours important de se rappeler que demander l’asile signifie laisser un État décider si vous avez le droit d’exister dans une partie donnée du monde. J’invite les personnes qui font l’expérience de demander l’asile à réfléchir non seulement aux frontières mais aussi à l’État en tant qu’institution qui s’octroie des prérogatives ridicules.
Tout de même, je n’ai pas eu à marcher ni à prendre la mer pour arriver en France. Les personnes qui ont dû faire ces choses ont des histoires bien plus difficiles à raconter.
Mais soyons clairs, les réfugiés syriens en France et ailleurs en Europe sont plus ou moins “privilégiés” par rapport aux autres nationalités et aux autres couleurs de peau. L’accès au statut de réfugié est plus facile pour les Syriens que pour les personnes venant du Tchad, d’Éthiopie, du Soudan, d’Afghanistan et d’autres endroits. Encore une fois, il s’agit d’une conséquence du pouvoir de l’État de déterminer les endroits que vous avez le droit de fuir et ceux qui sont considérés comme ne “représentant pas un danger suffisant.” Ce qui est tout simplement absurde !
Lorsque vous êtes arrivées en France, qu’y avez-vous trouvé ? Dans quelle mesure les communautés politiques françaises comprenaient-elles ce qui se passait en Syrie ?
L- : Au début, lorsque nous avons lancé la Cantine, certaines personnes sont venues demander “Que pouvons-nous faire pour aider les réfugiés syriens ? Je peux vous apporter des vêtements !”. Il était difficile pour les gens de concevoir les réfugiés syriens comme des acteurs pouvant exprimer la solidarité, et pas simplement comme ceux qui la reçoivent.
En France, j’ai trouvé une scène militante très vivante, surtout après 2016 et la mobilisation contre la loi travail. C’est différent aujourd’hui ; je pense que les collectifs militants français sont au plus bas après l’explosion du mouvement des Gilets jaunes. Pourtant les milieux autonomes et anti-autoritaires ont beaucoup compté dans ce mouvement. Mais ce dernier leur a finalement posé de très sérieuses questions - voire des impasses - par rapport à l’organisation et à leur stratégie. La répression a été assez grave. Aujourd’hui, d’autres hypothèses sont nécessaires pour reprendre la rue pour faire pression sur le gouvernement.
Ce qui est impressionnant à voir en France, au-delà du côté insurrectionnel des milieux radicaux, ce sont les mouvements communalistes : que ce soit les différentes ZAD [Zone à Défendre] ou les différents projets et initiatives locales dans des territoires actifs et politisés partout en France. Nous avons été inspirés par une cantine populaire à Paris, la cantine des Pyrénées. Quelques-uns d’entre nous avaient l’habitude d’y cuisiner et une membre de la cantine syrienne y prenait des cours de français. C’est un endroit merveilleux et chaque quartier a besoin d’un lieu de solidarité comme celui-ci, nous avons donc créé le nôtre à Montreuil.
Nous avons beaucoup appris des militants français : la liberté dont ils disposent leur permet de penser et de pratiquer des choses qui étaient inimaginables pour nous avant la révolution. Pour certains d’entre nous, être en France c’était la première fois que nous étions exposés à la littérature et aux idées libertaires ou anti-autoritaires. En parlant avec des camarades ici en France, nous avons réalisé que ce que nous faisions en Syrie était ce que les mouvements autonomes rêvaient de faire en France. Bien sûr, certains Syriens qui étaient impliqués dans l’auto-organisation n’appelaient pas nécessairement ce qu’ils faisaient par les mêmes noms. Il y a eu une période pendant laquelle nous avons dû harmoniser nos compréhensions de ce pour quoi nous nous battons et de ce que nous voulions. A un moment donné, nous avons réussi à arriver à ceci : les conseils locaux en Syrie furent comme une forme moderne et spontanée de la Commune de Paris.
Parlons maintenant des aspects moins positifs.
La plupart des gens qui ont sympathisé avec les Syriens avaient en tête des images d’enfants tués et de bâtiments détruits. Pendant un certain temps, j’évitais de dire que je venais de Syrie, car cela déclenchait parfois une réaction du type “Oh, pauvre fille”. Lorsque vous entendez cela régulièrement, cela devient vraiment agaçant.
La plupart des communautés politiques, surtout au début de la révolution, ont compris qu’il y avait une mobilisation pacifique en Syrie et l’ont soutenue. Certains milieux militants avaient cependant du mal à appeler cela une révolution, parce que les manifestations n’ont pas immédiatement renversé le régime et que les demandes d’élections libres ou de démocratie représentative n’étaient pas perçues comme suffisamment révolutionnaires (car les Français connaissaient très peu la situation totalitaire en Syrie), ou encore parce que le mouvement ne comportait pas de dimension anticapitaliste. Pour faire simple, la révolution était “impure” et n’avait pas de récit unique défini. Certains militants de gauche, en ce 21e siècle confus, souhaitent encore le genre de soulèvement populaire qu’ils ont lues dans les livres de théorie ou d’histoire.
Quoi qu’il en soit, dans les premières années de la révolution, les gens semblaient comprendre qu’il ne s’agissait pas de terroristes islamistes fous dans les rues de Syrie. Pourtant, ils ne pouvaient pas percevoir ces gens comme des camarades potentiels car la plupart des gens qui étaient dans les rues n’étaient pas anarchistes ou communistes. Mais on a envie de leur demander : actuellement, dans quel soulèvement les anarchistes ou les communistes sont-ils majoritaires ?
Les choses se sont beaucoup compliquées au fur et à mesure que la mobilisation se militarisait. Beaucoup de milieux radicaux étaient déboussolés et ne pouvaient pas prendre position ; il faut comprendre que la France est un pays très islamophobe. Beaucoup de gens ne pouvaient pas accepter le fait qu’on puisse être religieux, musulman, combattant et révolutionnaire sans vouloir imposer la loi islamique en Syrie et sans être forcément plus misogyne que certains militant masculins en Occident.
En général, même dans les communautés militantes, les gens ignoraient l’existence de structures et de pratiques auto-organisées au sein de la révolution syrienne. Tout le monde parlait du Rojava sans comprendre qu’il existait des conseils locaux, des hôpitaux, des écoles, des comités de coordination et des centres de médias auto-organisés dans la plupart des quartiers, des villes et des villages des zones libérées du régime, indépendamment de l’influence du PKK. Dans les discussions qui ont suivi nos présentations, de nombreuses personnes nous ont demandé : “Pourquoi n’avez-vous pas parlé du Rojava ?”
D’une certaine manière, ils avaient raison. Notre silence par rapport au Rojava n’était pas complètement justifié. De notre point de vue, l’obsession du Rojava, courante dans les cercles radicaux occidentaux, nous a poussés dans une position étrange, nous obligeant à dire “Hé, nous existons aussi !” Nous risquions de reproduire les mêmes erreurs dans notre propre analyse, en nous comportant comme si le Rojava et la révolution syrienne étaient deux réalités entièrement distinctes. Nous nous en sommes rendu compte et avons essayé de développer un discours qui nous permettrait de parler de la révolution syrienne sans centrer la discussion sur le Rojava, mais en même temps sans ignorer son existence.
La plupart des gens diraient que les événements de la révolution syrienne sont trop compliqués. Pour donner à ces personnes le bénéfice du doute, disons que oui, le conflit armé qui se déroule toujours en Syrie n’est pas un sujet facile à maîtriser. Cependant, ce n’est pas une excuse pour prétendre qu’il n’y a pas de soulèvement populaire en Syrie impliquant des gens ordinaires (très courageux).
Voilà comment je vois ce qui s’est passé dans les milieux militants : du côté kurde au Rojava, les choses semblaient claires. La plupart des gens à qui j’ai parlé avaient le même discours : Le Rojava était une révolution dans un Moyen-Orient rempli d’islamistes et de dictateurs. Les points de référence étaient très clairs : antifascisme, féminisme, écologie et démocratie directe. Ironiquement, je pense que c’est la raison pour laquelle certaines personnes qui ont soutenu le Rojava en savaient si peu sur ce qui se passait sur le terrain ou sur les fondements idéologiques et l’histoire du PKK.
Sur un autre sujet, on peut dire qu’une découverte en arrivant ici c’est que certains milieux politiques français, notamment les milieux autonomes (à quelques exceptions près), étaient relativement fermés sur eux-mêmes. Une culture du secret et de l’opacité était pratiquée de manière dogmatique dans de nombreuses situations, ce qui faisait qu’il était facile de se sentir exclu de nombreux espaces militants ; parfois, c’était une habitude plutôt qu’une tactique intentionnelle, ce qui est bien dommage. De plus, on sentait immédiatement qu’il y avait un certain langage attendu et d’autres formes codifiées de conduite qui étaient incompréhensibles pour les nouveaux venus. Au début, je pensais que le problème était dû à mon mauvais français ; plus tard, j’ai découvert que même des Français politisés et qui veulent s’engager se sentent souvent exclus dans les cercles autonomes et radicaux. Il n’a pas été facile de trouver un point d’entrée. Autant je comprends la nécessité d’activités non publiques - puisque nous avons passé toute notre vie en Syrie sous surveillance - autant il est dommage de manquer de points d’entrée publics qui pourraient être accueillants pour les militants d’autres pays.
Dans la plupart de ces cercles, il était considéré comme important d’inclure des militants non français et surtout non européens- c’était considéré comme un bon signe de diversité. En même temps, il y avait très peu d’espace pour que les militants non-européens puissent contribuer à la transformation du discours et des pratiques militantes françaises. Je pense que le principe d’égalité consiste à écouter ce que les militants des autres pays ont à dire, non seulement en termes d’histoires et de témoignages, mais aussi en termes d’analyse, de réflexion stratégique et d’expérience tactique.
R- : Je suis arrivé en France cinq ans après le début de la révolution. Les Français étaient divisés en termes de connaissance et d’implication lorsqu’il s’agissait de soutenir le mouvement syrien. D’un côté, il y a ceux qui ont en tête l’image d’une guerre et d’un conflit international avec des milliers de migrants débarquant dans leur pays. Pour cette partie de la population, la représentation des Syriens comme des victimes a réussi à orienter leur soutien vers les secteurs humanitaires. Cela a contribué à ce qu’ils mettent de côté l’aspect politique du mouvement révolutionnaire, voyant les Syriens arrivés en France comme des victimes passives qui avaient besoin d’aide, inaptes à être des acteurs de la vie politique.
En revanche, lorsque je suis arrivé en France, j’ai rencontré un groupe d’amis anarchistes qui étaient fidèles à la révolution syrienne. Ils étaient engagés politiquement dans le mouvement de soutien français et avaient une perspective plus ascendante.
Quelles ont été les choses les plus utiles que les gens en France ont faites pour vous apporter leur solidarité ?
L- : Il y a beaucoup d’initiatives et d’associations en France qui accueillent encore les réfugiés et les aident à trouver un logement, à suivre des cours de langue, à effectuer des démarches administratives, à accéder à l’enseignement universitaire, etc. Cela a été déterminant et vraiment utile, surtout dans la première période après mon arrivée en France.
Certaines initiatives ont également été organisées pour envoyer de l’aide humanitaire et des ressources à des projets à l’intérieur des territoires libérés ou assiégés, notamment des écoles et des hôpitaux autogérés.
Une autre chose qui a été utile était la possibilité d’utiliser des espaces dans des centres sociaux autogérés pour accueillir des événements et des discussions sur la révolution syrienne. Nous tenons à remercier la Parole Errante de Montreuil, qui a plusieurs fois ouvert ses portes aux Syriens. Avoir un espace pour s’organiser est crucial. Nous tenons également à remercier chaleureusement la Maison Ouverte de Montreuil, qui a accueilli notre projet dans sa phase initiale.
D’autres types de soutien utile sont liés aux médias et à l’information. Des sites web comme Lundi.am ont fait un excellent travail de couverture de la révolution syrienne ; La revue CQFD a consacré un numéro entier à la révolution syrienne et a régulièrement publié des articles et des rapports du point de vue des mobilisations civiles et des forces progressistes sur le terrain. Nous pouvons également mentionner différentes initiatives de traduction, qui ont œuvré pour rendre la littérature sur la révolution syrienne accessible en français.
Enfin, il a été utile que certains groupes organisent des conférences, des groupes de lecture et des événements au cours desquels les révolutionnaires syriens étaient invités à partager leurs expériences. Ces moments ont été cruciaux non seulement pour informer les gens sur la révolution syrienne, mais aussi pour nous donner l’occasion de rencontrer des gens, de créer un réseau d’alliés et d’établir des relations personnelles entre militants.
L’une des choses qui n’était pas très utile était de parler du “conflit” ou de la “guerre” syrienne en notre nom, exclusivement d’un point de vue géopolitique ou humanitaire. Ces deux points de vue ont contribué à rendre invisible une lutte populaire à laquelle le régime était confronté non seulement sur le plan militaire mais aussi au niveau de la société civile. Cela a dépolitisé la résistance et minimisé le rôle des acteurs et actrices politiques du terrain. Aussi, l’approche humanitaire se concentre sur la figure de la victime, qu’il s’agisse du Syrien qui subit la guerre ou du réfugié qui parvient à y échapper - dans les deux cas, on le décrit comme un individu impuissant qui suscite la compassion (mais finalement l’apathie). L’approche géopolitique est moins empathique : les victimes de la guerre et les réfugiés sont des numéros dans un jeu de Risk dans lequel toute analyse est centrée sur l’État, oubliant que ce sont les efforts des gens pour vivre dans la dignité qui comptent le plus.
Sur les formes occidentales de solidarité, nous recommandons “A Critique of Solidarity.”
Comment les expériences des Syriens et des Syriennes dans la diaspora ont-elles différé en fonction de la classe sociale, de l’origine ethnique, des liens sociaux ou d’autres facteurs ?
L- : Dès le début, le régime a essayé d’utiliser la méthode “diviser pour mieux régner” afin de combattre le soulèvement populaire. La propagande du régime a utilisé la diversité ethnique et religieuse de la société syrienne pour monter les communautés les unes contre les autres et instrumentaliser les tensions. Lorsque les gens qualifient aujourd’hui ce qui s’est passé en Syrie de “guerre civile”, ils doivent tenir compte du fait qu’il était dans l’intérêt du régime - en fait, il s’agissait d’une stratégie consciente - de présenter la situation en ces termes afin de pouvoir se présenter comme l’entité “laïque”, le seul pouvoir capable de garantir la paix aux minorités ethniques ou religieuses. En fait, la majorité d’entre nous, à la Cantine syrienne, est issue de minorités religieuses. Le régime n’a jamais protégé nos intérêts, et s’il l’a fait à un moment donné, c’était par pur calcul politique, et non par conviction du principe moderniste de séparation entre l’État et la religion.
Après onze ans de conflit armé, il serait naïf de dire que les tensions n’existent pas entre les communautés ethniques ou religieuses. Cependant, nous insistons sur le fait que dans les premières années de la révolution, le soutien au régime et l’opposition à celui-ci n’étaient pas répartis selon des lignes ethniques ou religieuses. Aujourd’hui encore, dans toute communauté ethnique ou religieuse, vous trouverez des personnes qui soutiennent le régime et d’autres qui s’y opposent, y compris parmi les alaouites (la branche du chiisme qui constitue la minorité religieuse d’Assad).
Cependant, il est certain que la guerre a été beaucoup plus dure pour les classes inférieures. Les conséquences de l’inflation ont rendu les produits de première nécessité à peine abordables pour une grande partie de la population. Pour ceux qui n’ont pas de membres de leur famille à l’extérieur du pays qui peuvent se permettre d’envoyer de l’argent dans une devise étrangère, la survie quotidienne est absolument critique.
Comme c’est toujours le cas avec les guerres, certaines classes s’enrichissent par le biais de monopoles ou en créant de nouveaux marchés et modèles de profit basés sur la rareté de certains articles. En outre, la Syrie d’Assad, en particulier sous Bachar, a été un système de capitalisme de copinage dans lequel la corruption est encouragée tant que le régime obtient sa part de bénéfices et maintient son contrôle politique. Cette situation s’est intensifiée au cours de la dernière décennie ; l’exemple le plus récent est l’industrie de la drogue en pleine expansion, la Syrie étant devenue l’un des principaux producteurs et exportateurs de la drogue captagon, ce qui a contribué à stabiliser un peu l’économie nationale.
Bon nombre des personnes qui n’ont pas pu se rendre en Europe ou dans d’autres pays occidentaux n’ont pas pu obtenir de visa par manque d’argent ou de relations sociales, ou n’ont pas pu réunir assez d’argent pour trouver un moyen non légal de s’échapper, que ce soit en obtenant de faux documents de voyage ou en traversant les frontières illégalement. L’immigration clandestine coûte cher !
Les deux principaux facteurs qui déterminent si les gens peuvent se rendre dans les pays européens sont sans aucun doute la classe sociale et les relations sociales ; cela explique également pourquoi la plupart des réfugiés syriens se trouvent toujours dans les pays voisins. Mais n’oublions pas que certaines personnes ont également décidé de rester en Syrie, soit parce qu’elles refusaient de quitter la lutte, soit parce qu’elles refusaient de quitter leur maison, peut-être par peur de faire l’expérience de la vie déracinée d’un réfugié.
L’expérience du statut de réfugié diffère sensiblement selon que l’on vit au Liban ou en Turquie, en France ou en Allemagne. Le point commun, sans aucun doute, est une sorte de racisme ambiant. Une chose doit être dite à propos de l’Europe, et de la France en particulier : l’islamophobie est l’une des principales causes de discrimination, notamment pour les femmes. Si vous êtes une musulmane pratiquante, et si cela est visible d’une manière ou d’une autre dans la sphère publique, vous aurez plus de mal en tant que réfugiée. En France, c’est même vrai pour les citoyens français. Pour être clair : les islamistes ont volé la révolution en Syrie et ont fait énormément de mal au tissu communautaire et social. Ils sont nos ennemis au même titre qu’Assad ! Cependant, cela ne doit pas laisser de place à l’islamophobie, que ce soit chez les Européens ou les “syriens laïques”.
Ceux qui sont à l’intérieur de la Syrie méritent un soutien matériel, surtout ceux qui sont déplacés dans des camps de réfugiés dans des conditions atroces, passant plusieurs hivers dans des tentes sous la neige avec peu d’espoir de changement. Il existe plusieurs initiatives que vous pourriez soutenir, comme celle-ci.
Au-delà du soutien matériel, il y a la reconnaissance et le soutien moral : il est important de se rappeler que tout changement futur en Syrie sera avant tout réalisé par ceux qui sont encore sur place, même si la diaspora aura un rôle important à jouer. Nous devons prêter attention à ce que les gens sur place ont à dire, aux mobilisations et aux initiatives qu’ils sont capables d’organiser même dans les territoires contrôlés par le régime.
Vous pouvez consulter cette page Facebook pour des mèmes et des slogans anti-régime postés anonymement depuis les territoires syriens contrôlés par le régime aujourd’hui.
Qu’aurait-il fallu pour que la révolution syrienne prenne une tournure différente ?
L- : Je ne sais pas si nous pouvons fournir une analyse de la façon dont la révolution aurait pu “ gagner “ : nous sommes conscients que la chute d’Assad n’aurait pas automatiquement apporté la liberté et la dignité en Syrie. Nous sommes également conscients, comme certains d’entre nous l’ont appris en vivant dans des pays européens, que les élections libres et les “transitions démocratiques” ne garantissent pas une démocratie fonctionnelle dans laquelle les gens sont capables de déterminer eux-mêmes comment ils vivent. Les exemples de la Tunisie et, plus récemment, du Soudan nous montrent que le renversement du régime n’est que la première étape d’une lutte beaucoup plus longue vers l’autodétermination et la justice.
Cependant, nous pouvons décrire certains éléments qui auraient pu réduire les immenses pertes que nous avons subies et qui auraient peut-être pu modifier l’équilibre des forces en faveur des forces œuvrant pour l’émancipation :
- Une zone d’exclusion aérienne avant l’intervention russe de 2015. Une zone d’exclusion aérienne aurait changé l’équilibre des forces en faveur des révolutionnaires qui, dans les premières années de la révolution, avaient la capacité, à de multiples reprises, de remporter une victoire militaire contre les forces du régime. Une zone d’exclusion aérienne a été demandée par les civils sur le terrain, et pas seulement par les groupes armés. Aujourd’hui, nous voyons la même demande en Ukraine : “Fermez le ciel et nous ferons le reste”. Nous chérissons notre autonomie et refusons donc toute intervention extérieure. Cependant, nous savons que si nous n’avions pas reçu des bombes à barils sans arrêt sur nos têtes (visant les hôpitaux et les écoles ainsi que les positions militaires, comme c’est le cas en Ukraine aujourd’hui), nous aurions pu être plus nombreux à survivre et à résister. Nous aurions pu consacrer plus de temps à imaginer et à mettre en œuvre des alternatives politiques au régime et aux islamistes, au lieu de sortir nos proches des décombres de nos maisons détruites.Nous voyons la même chose aujourd’hui - une situation dans laquelle les activistes américains et occidentaux refusent l’idée d’une intervention militaire, en mettant en avant des arguments anti-impérialistes. L’un de ces arguments est qu’une intervention militaire n’est pas dans l’intérêt de la population locale. Le paradoxe est flagrant : alors que la population locale demande une intervention militaire, les activistes occidentaux dont la vie n’est pas menacée écrivent confortablement des textes anti-guerre expliquant comment nous devrions mettre en avant les intérêts de la population locale qu’ils ne sont pas prêts à écouter. Nous appelons ça du paternalisme.
- Un soutien militaire plus décisif et un accès à des armes défensives plus rapidement. En Syrie, il y a eu un énorme problème de timing. Lorsque le soutien militaire parvenait aux révolutionnaires, il était toujours trop tard et insuffisant, comme pour rendre impossible la chute du régime. Il est difficile d’écrire ce texte aujourd’hui sans faire référence au cas ukrainien. Mais abstenons-nous pour l’instant de toute comparaison et concentrons-nous sur la Syrie.Il y a eu beaucoup d’hésitations à soutenir les rebelles syriens, surtout après que l’intervention militaire en Libye ait si mal tourné. L’hésitation et l’indécision de divers pays occidentaux au cours des premières années de la révolution syrienne, lorsqu’il s’est agi de fournir aux rebelles des armes défensives capables de contrer les attaques aériennes et les missiles, ont ouvert la voie à l’intervention d’autres acteurs, qui ont imposé leur vision extérieure de ce à quoi devrait ressembler l’opposition armée (ainsi que civile). L’hésitation de l’Occident - qui a évité de menacer le régime mais qui est intervenu du côté de la rébellion à travers le renseignement militaire et la formation des soldats - a contribué à prolonger le conflit armé pendant des années, donnant aux forces islamistes l’occasion de prendre le contrôle de plusieurs territoires. Le soutien transnational aux groupes armés islamistes a dépassé l’aide matérielle à l’Armée syrienne libre et aux autres brigades neutres sur le plan religieux.Et puis, dans un sens, on ne peut pas dire que les pays occidentaux n’ont pas mené de véritable intervention militaire en Syrie. La coalition internationale est effectivement intervenue pour bombarder les positions d’ISIS - et pour ce faire, elle a ignoré tous les traités et cadres juridiques. Les pays occidentaux sont intervenus en Syrie pour soutenir les Kurdes et combattre ISIS, mais jamais pour s’attaquer aux racines du bain de sang, le pouvoir d’Assad. C’est Assad qui est responsable de plus de 90% des 159 774 décès de civils au cours des onze dernières années, selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH) et le Réseau syrien des droits de l’homme (SNHR).Cette approche sélective, dans laquelle les gouvernements occidentaux ont refusé d’agir contre Assad tout en agissant ailleurs en Syrie, représente bien une intervention intentionnelle dans le conflit syrien.Quant à la fameuse “ligne rouge” de Barack Obama, les révolutionnaires syriens et les opposants au régime Assad considèrent qu’Obama a remis le “dossier syrien” à Poutine, en espérant que la Russie reprenne le rôle des États-Unis. En 2013, environ deux tiers des territoires en Syrie avaient été libérés et s’étaient auto-gouvernés. En 2015, l’armée russe a commencé à coordonner les opérations militaires du régime syrien. En 2016, la chute d’Alep a marqué un point de non-retour en termes d’équilibre des forces. Une défaite militaire est devenue presque certaine pour les forces opposées au régime, grâce à la Russie mais aussi à l’Iran et au Hezbollah.Certes, nous avons vécu avec les réfugiés de la guerre désastreuse que les États-Unis ont infligée à l’Irak, et nous savons ce que signifie l’impérialisme américain dans nos pays. Pourtant, dans ce cas particulier, malheureusement, le retrait des États-Unis et d’autres pays européens de la guerre d’influence en Syrie a signifié des années de massacres continus et, en fin de compte, la stabilisation et la consolidation du pouvoir d’Assad. Onze ans plus tard, Assad est toujours au pouvoir, bien qu’il reste le plus grand boucher du 21e siècle.
- Nous aurions dû être plus alarmés et plus tôt de l’expansion des groupes islamistes. Dans certains territoires, les gens ont mis trop de temps à reconnaître la menace que ces groupes représentaient pour la mobilisation civile et l’esprit de la révolution. Dans les manifestations des premières années de la révolution, nous avons appelé à l’unité entre les ethnies et les religions contre la tyrannie. La présence croissante des groupes islamistes a radicalisé l’ensemble du terrain, de sorte que si vous vouliez obtenir un soutien financier ou des armes de la part des pays voisins, vous deviez modifier votre discours - en lui donnant un ton religieux, en changeant le nom de votre brigade ou de votre association, et en mettant “Dieu est le plus grand” sur votre bannière. Les rebelles et les révolutionnaires considéraient le régime comme le principal ennemi, de sorte que la lutte contre les groupes et le discours islamistes n’était pas toujours une priorité.Cela est quelque peu compréhensible, puisque jusqu’à aujourd’hui, le régime reste la principale cause de décès et de déplacement en Syrie. Il ne faut jamais oublier que le régime a également joué un rôle actif dans la libération des islamistes des prisons pendant la révolution et a longtemps évité d’attaquer directement leurs bases. Considérant que les groupes islamistes combattaient également le régime, les révolutionnaires espéraient qu’à court terme, les islamistes contribueraient à faire tomber Assad et qu’il serait alors possible de contrôler leur présence et leurs idées. Il est également important de ne pas oublier qu’il y a eu de nombreuses manifestations, jusqu’à aujourd’hui à Idlib par exemple, qui se sont opposées à la fois au régime et aux groupes islamistes - qui n’ont pas manqué d’être tyranniques partout où ils ont pris le contrôle d’un territoire.
- Le soutien et la reconnaissance des initiatives d’autogestion telles que les conseils locaux auraient été un facteur crucial. Il est pratiquement impossible pour les États-nations de reconnaître les acteurs non étatiques, et encore plus de reconnaître ceux qui sont auto-organisés, décentralisés et sans direction claire (contrairement au cas kurde). Ces conseils locaux de la révolution étaient les meilleures entités susceptibles de représenter les intérêts du peuple syrien, car ils organisaient la politique de la vie quotidienne et prenaient en charge la gestion des services. Leurs membres étaient démocratiquement élus ou nommés par les habitants selon un modèle proche au conseil zapatiste de bonne gouvernance.Il n’est pas surprenant que les États n’aient pas voulu reconnaître ces entités - bien que les militants de gauche auraient dû le faire ! Au lieu de cela, les gouvernements ont reconnu symboliquement la Coalition ou le Conseil national syrien, une sorte de structure descendante qui tentait de trouver des solutions diplomatiques ; ils se sont contentés de rencontrer des représentants des Nations unies de différents pays et de tenir une série de pourparlers qui n’ont eu pratiquement aucun effet sur le terrain. Pendant un certain temps, la Coalition nationale syrienne a bénéficié d’un certain soutien de la part des révolutionnaires, mais l’espoir d’un changement par le biais de ces mécanismes s’est rapidement évanoui et une grande partie des révolutionnaires est devenue critique à l’égard de ces coalitions, qui étaient déconnectées de la réalité.
- Plus d’alliances avec les composantes du mouvement révolutionnaire kurde. Qu’il s’agisse de la Coalition nationale syrienne ou d’autres entités politiques rongées par le nationalisme et le racisme, le refus d’un horizon syrien plurinational et de l’idée de fédéralisation a été une occasion manquée pour les révolutionnaires en Syrie de toutes origines, kurdes ou autres. Si le mouvement révolutionnaire kurde n’était pas resté neutre ou n’avait pas coopéré avec le régime Assad, on aurait pu imaginer que les forces révolutionnaires syriennes et les forces révolutionnaires kurdes s’unissent sur la base d’intérêts communs pour renverser le régime. Il y a eu de nombreuses raisons, des deux côtés, pour lesquelles cela ne s’est pas produit. Mais pour l’avenir de la Syrie, une réconciliation entre ces deux forces révolutionnaires sera nécessaire afin de renverser tous les types de tyrannie, y compris le régime et les islamistes, et de garantir qu’aucune nouvelle structure de pouvoir autoritaire et répressive ne puisse émerger, pas même du PKK ou du PYD.
- Enfin, la révolution aurait pris une tournure différente si les gauches radicales occidentales n’avaient pas répété la propagande d’Assad selon laquelle il n’y avait pas d’alternative en Syrie. Comme s’ il fallait soit se ranger du côté d’Assad, soit du côté des islamistes. Il y avait une alternative ! Tout cela est difficile à expliquer maintenant, mais le discours est toujours une partie importante du champ de bataille, et la lutte et la résistance du peuple n’étaient tout simplement pas audibles. Les conséquences de cette situation ont été énormes : la déformation et la falsification des archives historiques.Aujourd’hui, si vous allez sur Wikipedia (en anglais, par exemple), vous ne pouvez même pas trouver une entrée pour la “révolution syrienne”. Vous ne pouvez trouver que la “guerre civile” syrienne. C’est tellement violent de constater que cet événement historique qui a changé la vie de millions de personnes, voire la politique dans le monde entier, est devenu complètement invisible. Ce langage est réducteur et inexact. En effet, si l’on veut être précis et non partisan, le moins que l’on puisse faire est de reconnaître qu’il ne s’agissait pas d’une guerre civile mais d’un conflit transnational, puisque pratiquement tous les gouvernements occidentaux et les puissants États régionaux ou internationaux sont intervenus en Syrie d’une manière ou d’une autre.
Comment continuez-vous à vous organiser pour soutenir les personnes en Syrie et celles de la diaspora syrienne aujourd’hui ?
L- : Nous essayons d’apporter un soutien financier à des initiatives en Syrie et dans la région environnante. La plupart de ces initiatives sont “humanitaires“ et visent à remédier aux conditions de vie difficiles, notamment dans les camps de réfugiés. Nous avons organisé des campagnes en région parisienne pour collecter des produits de première nécessité, des vêtements et des médicaments, et d’autres ressources pour atténuer les difficultés matérielles en période de conflit intense dans les territoires assiégés.
Nous organisons un événement annuel pour célébrer l’anniversaire de la révolution syrienne : il est très important pour nous de faire entendre des intervenants qui s’organisent et agissent toujours en Syrie. C’est aussi l’occasion de renouveler l’héritage de la révolution syrienne et de parler des aspects de celle-ci que peu de gens connaissent ici, comme l’expérience des conseils locaux. Cette année, nous tiendrons une conférence sur l’axe de la contre-révolution, dans laquelle nous tenterons de déconstruire les arguments pseudo-anti-impérialistes qui soutiennent le Hezbollah ou célèbrent des leaders comme Qassem al-Sulaimani sans reconnaître que ces pouvoirs n’étaient pas seulement contre-révolutionnaires en Syrie mais aussi, et surtout, au Liban ou en Iran.
En ce qui concerne la diaspora syrienne, nous essayons de faire de la cantine un foyer ouvert et accessible à tous (à l’exception de ceux qui font encore l’apologie du régime) et un lieu de rencontre pour discuter de politique, s’organiser et rencontrer d’autres communautés politiques en France. Nous pensons qu’avoir un espace physique où les Syriens peuvent se rencontrer est crucial en exil : la plupart d’entre nous ont des parents, des amis et des familles dispersés dans le monde entier, nos vies sont fragmentées, et il y a un sentiment constant d’éloignement par rapport au monde et aux autres, étant donné nos traumatismes collectifs et individuels. La cantine syrienne est un espace pour trouver un répit et un refuge.
Il est également important pour nous que cet espace soit ouvert, accueillant et accessible aux réfugiés d’autres pays. Nous ne voulons pas nous organiser exclusivement entre Syriens. Notre communauté, tout comme notre existence, est devenue transnationale et nous devons l’accepter au lieu de nous engager dans un processus d’auto-ghettoïsation.
Enfin, nous essayons autant que possible de partager les nouvelles des mobilisations qui ont lieu en Syrie pour rappeler que des gens y vivent et s’organisent encore, malgré les longues années de guerre et de violence.
Vous avez mentionné votre relation complexe avec l’expérience du Rojava. Beaucoup de gens en ont entendu parler au cours de la dernière décennie, mais les gens ne la comprennent pas toujours dans le contexte de la révolution syrienne dans son ensemble. Pouvez-vous décrire la façon dont vous voyez ces événements ?
O- : Ok, je peux essayer de répondre d’un point de vue français* car depuis 2015, j’ai essayé de réfléchir à l’enthousiasme des gauches radicales et libertaires occidentales pour le Rojava, et aux différences entre la révolution syrienne et la révolution kurde (voir cet article). Soutenant la cause kurde en Turquie, j’ai moi même commencé par être très séduit par les expérimentations au Rojava avant d’être pas mal chamboulé par les discussions avec les révolutionnaires syriens en exil à ce sujet. Ils et elles avaient un tout autre point de vue.
D’après moi, le problème n’est pas de soutenir le Rojava et le mouvement révolutionnaire kurde. Mais c’est plutôt quand c’est fait de façon fantasmé et encore pire quand ce soutien est doublé d’une ignorance totale sur le contexte dans lequel il a pris pied ; et de sa relation avec la révolution syrienne. Pour essayer d’aider chacun à comprendre tout ça pour ensuite être capable de prendre position il faut revenir sur ce les différences et les désaccords entre ces deux révolutions de types différents.
Avant de les présenter en détail, il y a quelque chose qu’il faut rappeler avant. Il ne faut pas confondre les Kurdes en tant que minorité ethnique opprimée depuis des décennies par le régime syrien et le mouvement révolutionnaire kurde incarné par le PKK en Turquie et le PYD en Syrie, deux partis-frères qui ont mis en place le projet du Rojava à partir de 2012. C’est important de faire la distinction car si de nombreux kurdes ont participé à la révolution syrienne et ont même apporté une vraie expérience de la lutte politique, les PYD et PKK quant à eux sont restés neutres voir opposés à la révolution syrienne.
En fait on peut dire qu’ils ont profité de la déstabilisation permise par le soulèvement de 2011 pour réaliser leur projet de constitution d’un territoire autonome kurde organisé selon les principes idéologiques de leur parti, le confédéralisme démocratique. En 2012 c’est donc près de 40 000 combattants et cadres du PKK, formé dans les montagnes du Quandil en Irak et en Turquie qui arrivent dans les territoires à majorité kurde du nord-est de la Syrie.
La raison la plus importante de cet antagonisme est la relation du PYD avec le régime meurtrier de Bachar : si les détails des négociations ne sont pas encore clairs, il semble qu’au début de l’année 2012, le PYD-PKK ait négocié avec le régime le retour en Syrie et la prise en charge des trois zones d’implantation kurde à la frontière avec la Turquie - Afrin, Kobané et Jazira - en échange de la neutralisation des manifestants kurdes qui étaient avec la révolution et de la promesse de ne pas faire de front commun avec l’Armée syrienne libre. Arrivés quelques mois après le déclenchement de la révolte, les cadres du PYD-PKK sont allés jusqu’à réprimer les manifestations exprimant une opposition au régime syrien.
Une fois le PKK-PYD installé dans le nord-est de la Syrie, un jeu d’alliances a définitivement enterré la possibilité d’une jonction entre révolutionnaires syriens et kurdes. Les deux camps, tous deux fortement dépendants de l’aide étrangère pour garantir leur survie, en sont venus à former des associations opposées. Le PKK a tenté de s’assurer la protection de la Russie alors que celle-ci bombardait déjà les rebelles syriens. Dans le même temps, plusieurs milices de l’Armée syrienne libre étaient financées, armées et soutenues par le régime turc de Recep Tayyip Erdoğan, l’ennemi juré du PKK, qui s’efforçait d’isoler ceux qu’il considérait comme l’une des principales menaces pour la Turquie, tout comme Bachar el-Assad l’a fait avec les rebelles. Aujourd’hui, de nombreux anciens révolutionnaires syriens, désormais payés par la Turquie, sont utilisés par le régime turc pour attaquer les territoires kurdes et commettre d’horribles atrocités. Considérant qu’en 2013, le régime syrien était proche de la chute, on peut dire que l’aide de combattants organisés et militairement formés aurait sûrement apporté le coup de grâce à Bachar.
L’explication de nombreux Kurdes est qu’ils pensaient qu’au final, même si le régime syrien tombait, ils seraient trahis par l’opposition syrienne - ils ne pourraient pas mettre en œuvre leur projet communautariste et le peuple kurde ne se verrait pas accorder d’autonomie ou de droits. Cela montre que les erreurs n’étaient pas seulement d’un seul côté. L’opposition syrienne basée à Istanbul - qui est elle-même critiquée par les révolutionnaires à l’intérieur de la Syrie - négociait l’avenir de la Syrie, pensant que la victoire était proche, tout en refusant d’inclure le PYD-PKK dans les discussions et en refusant d’accorder un statut protégé aux Kurdes. Les éléments nationalistes de l’opposition syrienne ne veulent pas reconnaître les langues autres que l’arabe comme des langues nationales et considèrent l’idée du confédéralisme comme un moyen de diviser la Syrie.
Ces tensions découlent de deux visions différentes de la révolution et de l’avenir. Le PYD-PKK poursuit une vision confédéraliste et pluraliste de la Syrie et de la région dans son ensemble, avec une reconnaissance des minorités et une autonomie pour le peuple kurde. En revanche, de nombreux révolutionnaires syriens ont imaginé la Syrie de demain comme une république indivisible, inspirée par une vision républicaine dans le style de la révolution française. Aujourd’hui, la situation est encore pire : le compromis avec Bachar s’est intensifié depuis 2018, car le PYD, pour se protéger de l’invasion turque et de l’abandon par les Russes et les USA, a demandé l’aide de Bachar et fait de nombreuses concessions au régime en échange d’une protection face aux invasions d’Erdoğan.
En conséquence, par exemple, plusieurs agents du régime sont revenus dans les territoires kurdes du Rojava. A Afrin, on voit même l’armée syrienne parader avec des drapeaux du régime et des portraits de Bachar. En 2021, le PYD-PKK est allé jusqu’à réprimer des émeutes et tuer des manifestants qui protestaient contre la conscription obligatoire à Manbij, une ville qu’ils administrent. Pour de nombreux révolutionnaires syriens, c’est impardonnable. Pour conclure, je pense qu’il est important de comprendre que nous parlons de deux mouvements révolutionnaires différents. D’une part, le soulèvement syrien est une révolution populaire non préparée qui a rendu possible la politisation massive d’une population qui jusqu’alors avait peu accès à une quelconque forme d’organisation sociale et politique. Mais qui a finalement abouti à l’hégémonie militaire des groupes islamistes armés, ainsi qu’à la victoire du régime de Bachar Al-Assad et de ses alliés.
D’autre part, la révolution du Rojava est un cas de lutte révolutionnaire orchestrée par un parti, le PKK, qui a près de 40 ans d’expérience. Le PKK a réussi à stimuler l’imagination politique populaire à l’échelle internationale par ses expériences innovantes et sa critique de l’État-nation. Néanmoins, il peine à convaincre que la kurdicité n’est pas au cœur de son projet et il puise encore sa force dans les stratégies souvent autoritaires et pragmatiques du léninisme et des luttes de libération du XXe siècle. Coincée entre une Turquie belliqueuse et un régime syrien qui cherche à la faire capituler, son avenir reste incertain.
Pour notre part, dans la cantine syrienne, nous cherchons à faire dialoguer les militants des deux expériences, pour autant que nos interlocuteurs ne nient pas l’existence d’une véritable révolution populaire en Syrie et respectent les sacrifices du peuple syrien dans sa lutte contre l’oppression. A partir de ce point de départ, nous pouvons entendre une opinion critique et un débat concernant l’attitude de la révolution syrienne envers les Kurdes.
Quelles perspectives vos expériences vous ont-elles données sur l’importance de l’internationalisme ?
L- : Après la révolution et la guerre syriennes, nous avons le sentiment qu’en tant que Syriens, nous comprenons mieux le monde et sommes plus à même de déboulonner des mythes tels que “la communauté internationale” ou l’impact des “Nations Unies”, etc. Nous ne rejetons pas ces entités pour des raisons purement idéologiques, mais sur la base de notre expérience, à la suite de ce que nous avons vu se produire mois après mois, alors que le monde fermait progressivement les yeux sur ce qui se passait en Syrie.
Nous avons rapidement appris que nous ne pouvons pas dépendre de ce type d’institutions. De même, bien que nous aimerions vivre dans un monde où les frontières ne nous divisent pas, nous sommes conscients que pour le moment, nous devons penser à des propositions et des solutions intermédiaires par lesquelles nous pouvons collaborer et soutenir mutuellement nos luttes au sein des divisions existantes imposées par les États.
Nous comprenons de notre expérience de la révolution syrienne que le conflit auquel nous faisons face est transnational, donc notre analyse et nos propositions pour changer la situation ne doivent pas être limitées à un cadre national. Nous aurions souhaité que les peuples de Russie fassent davantage pour s’opposer à l’intervention militaire de Poutine en Syrie, que davantage de Libanais refusent d’envoyer leurs enfants se battre sous la bannière du Hezbollah aux côtés du régime en Syrie, que des actions directes éclatent dans toutes les capitales européennes lors de la chute d’Alep.
Ce qui est très clair aujourd’hui, c’est que les peuples veulent la chute du système. En 2019, de Hong Kong à l’Iran, les soulèvements populaires ont explosé partout dans le monde avec des revendications et des méthodes plus ou moins similaires. Nous devons faire un pas de plus, dépasser les similitudes pour aller vers des actions coordonnées et la construction de forces transnationales.
Nous vivons dans un monde globalisé dans lequel nous souffrons tous du même système capitaliste international, tout comme de la crise écologique, tout comme des politiques nationalistes réactionnaires, tout comme du patriarcat. Nous ne souffrons pas de la même manière, selon notre couleur de peau, notre genre, notre orientation sexuelle et notre classe sociale, mais si nous décidons de combattre le capitalisme pour tenter de créer un monde libéré de toutes sortes de domination et d’exploitation, il n’y a pas d’autre alternative que de travailler ensemble. C’est une nécessité vitale, pas un luxe utopique.
L’internationalisme auquel nous aspirons est combatif. Ce n’est pas une version naïve et dépolitisée du “nous sommes tous unis dans notre humanité”. C’est un internationalisme d’en bas, ancré dans les auto-organisations locales et les mouvements populaires.
Nous pouvons également expliquer nos perspectives internationalistes par notre expérience de l’exil : le fait de ne pas être citoyen d’un pays, d’être “illégal” dans un endroit, vous place du même côté que de nombreuses autres personnes avec lesquelles vous n’aviez aucune relation auparavant. Par exemple, lorsque vous vous battez aux côtés de camarades éthiopiens en France sur des questions liées à l’asile, votre perspective n’est plus la même. Vous ne pouvez pas revenir au point de vue de votre pays d’origine ou de votre”pays d’accueil”, vous avez autre chose, un point de vue qui vous permet de déconstruire le nationalisme toxique.
O- : Personnellement, j’ai vraiment essayé de comprendre pourquoi la révolution syrienne avait reçu si peu de soutien en France. Plusieurs facteurs entrent en jeu : la complexité du conflit, l’absence de liens préexistants avec les activistes syriens, un racisme latent, le manque de repères communs, la propagande du régime syrien et de ses supplétifs en France, etc.
En France, l’internationalisme est très faible. Même dans les milieux libertaires ou autonomes, il y a un manque d’intérêt pour les révoltes internationales (à l’exception du Rojava, des zapatistes et de la Palestine). Ce n’est pas un hasard s’il n’y a pas d’articles dans la presse française sur notre festival internationaliste, “ Les Peuples veulent”, ou, plus généralement, sur la Cantine syrienne, alors qu’il y en a déjà plusieurs en arabe ou en anglais par exemple.
Malheureusement, ceux qui sont le plus audibles sur la politique internationale et l’anti-impérialisme ont souvent de mauvaises positions - par exemple, Jean-Luc Mélenchon, qui a soutenu Poutine en Syrie, ou des médias qui défendent des régimes ou des groupes contre-révolutionnaires et meurtriers comme le Hezbollah ou le régime iranien.
Pour moi, la révolution syrienne a été une incroyable source d’inspiration. Ce que vous apprenez là-bas est la preuve qu’adopter un angle internationaliste est riche en enseignements pour chez nous. Je crois que tout révolutionnaire qui réfléchit à la manière de faire une révolution au XXIe siècle doit faire l’effort d’essayer de comprendre les erreurs et les succès des soulèvements de ces dix dernières années ainsi que ceux à venir.
Après avoir fait l’expérience du manque de soutien de la gauche radicale en France, je me suis dit que cela ne devait plus jamais se reproduire, que nous ne pouvions plus nous permettre de ne pas soutenir des soulèvements aussi incroyables et puissants. C’est pourquoi nous essayons d’être réactifs à la situation en Ukraine, de réfléchir à la manière de ne pas laisser les camarades là-bas isolés, de faire entendre leurs voix et leurs positions. Nous pensons que les leçons de la Syrie, notamment en termes de réaction internationale, ont beaucoup à nous apprendre sur ce qui va se passer en Ukraine et sur ce que nous pouvons faire de l’extérieur. C’est pourquoi nous avons écrit un article à ce sujet.
Comment pouvons-nous combattre les fausses notions d’“anti-impérialisme” qui servent à légitimer des dirigeants comme Assad ? D’où viennent-elles et qu’est-ce qui en est à l’origine ?
O- : En France, une certaine gauche radicale défend souvent la politique de Poutine, du régime iranien, du parti libanais Hezbollah, et donc, implicitement, du régime syrien, même s’il est plus difficile de le faire ouvertement.
En plus de les combattre, je pense qu’il est important de comprendre les racines de ces positions car nous les rencontrons dans le cadre de plusieurs conflits différents dans le monde - et nous pourrions les rencontrer encore plus dans les années à venir, surtout après l’invasion de l’Ukraine par Poutine.
Selon nous, ce type d’“anti-impérialisme” a deux origines différentes. Premièrement, il découle d’une vision héritée du “campisme” de la guerre froide. Pendant la guerre froide, les années du “tiers-mondisme”, l’accent était mis idéologiquement sur le soutien des acteurs proches du socialisme (les Soviétiques, Cuba, le FLN algérien, l’OLP palestinienne, etc.) contre les intérêts expansionnistes du bloc “capitaliste” de l’Occident dirigé par les États-Unis. Le problème est que trente ans après la fin de la guerre froide, de nombreuses entités de la gauche radicale restent bloquées dans cette vision héritée d’un autre siècle.
Dans un contexte où celles-ci ne sont plus liées à des États ou des organisations à l’international qui leur sont idéologiquement proches, cette doctrine s’est transformée en l’idée qu’il faut soutenir tout opposant à l’impérialisme américain et occidental - d’autant plus s’il est français ou américain, par exemple. Les adeptes de cette approche y tiennent même lorsque l’adversaire est lui-même belliqueux, totalitaire ou tyrannique et massacre son propre peuple. Comme le font les régimes chinois, iranien, syrien et russe.
Aujourd’hui, cette vision répond de manière simpliste et opportuniste à l’expression “les ennemis de mes ennemis sont mes amis”. Elle néglige totalement la possibilité d’épouser une position anti-impérialiste (comme nous le faisons) rejetant l’impérialisme occidental (comme en Libye, au Mali ou en Irak, par exemple) tout en rejetant également l’expansionnisme de régimes comme la Russie ou l’Iran. Comme l’ont fait les révolutionnaires irakiens, pour ne citer qu’eux, lors de la révolte de 2019, en scandant “ni USA, ni Iran”.
L’autre origine de cet “anti-impérialisme” est la manière dont la cause palestinienne a été associée à l’autoproclamé “axe de résistance” à Israël. Un axe censé être composé du régime iranien, syrien et du Hezbollah libanais. En conséquence, en France, plusieurs militants - dont plusieurs des quartiers populaires- font un excellent travail d’organisation local mais défendent des positions totalement réactionnaires à l’échelle internationale. Que ce soit en soutenant Bachar Al-Assad, le Hezbollah ou le régime iranien sous prétexte qu’ils seraient les seuls adversaires crédibles de l’ennemi principal, Israël et les USA.
Cela s’explique déjà par le déclin progressif des mouvements panarabes, socialistes ou gauchistes au cours des trente dernières années remplacé par cette soit-disant “résistance”.
Trois événements ont joué un rôle crucial dans l’évolution de cette situation.
- La révolution iranienne de 1979 avec l’arrivée au pouvoir des mollahs (au détriment, à l’intérieur de la révolution, des révolutionnaires marxistes). Ils se sont rapidement positionnés comme les grands ennemis du sionisme dans un contexte où peu de républiques arabes maintenaient réellement leur opposition à Israël. Aujourd’hui encore, après plusieurs interruptions au moment de la révolution syrienne, ils sont à nouveau une source de soutien financier massif pour le parti palestinien Hamas.
- La guerre du Liban entre 1975 et 1990, durant laquelle les gauches palestinienne et libanaise ont été défaites. Les principaux vainqueurs étaient les partis chiites et le Hezbollah en particulier (financé et armé depuis 1982 par le régime iranien), car il est le seul acteur autorisé à détenir des armes au nom de son rôle dans la “résistance” à Israël.
- Enfin, l’offensive israélienne au Liban en 2006. Durant ce conflit, le Hezbollah réussit à tenir tête à l’armée israélienne, ce qui lui a conféré une aura particulière au Liban et dans toute la région. Un anarchiste libanais m’a dit un jour qu’à ce moment-là, un grand nombre d’activistes de gauche et de communistes libanais, engagés depuis des années dans la cause palestinienne, se sont ralliés au Hezbollah. Il avait lui-même essayé de se rendre à la frontière pour s’engager, mais il avait été refusé parce qu’il était sunnite et non chiite.
Cela touche à un point plus compliqué : il n’y a actuellement aucun acteur défendant nos positions qui soit capable de tenir tête à Israël. C’est pourquoi un changement similaire a eu lieu en France et de nombreux militants qui défendaient la cause palestinienne depuis la gauche ont fini par soutenir ces groupes réactionnaires. En 2006, au moment des bombardements israéliens, il y a eu de grandes manifestations à Paris et même des émeutes. La cause palestinienne est sans doute la question qui mobilise le plus les habitants des quartiers populaires. Il est important de comprendre que pour cette génération, ces événements ont symbolisé un moment important de dignité dans un pays aussi raciste que la France, où les musulmans sont constamment stigmatisés et opprimés. C’est pourquoi de nombreuses personnes qui se sont politisées lors de ces manifestations voient encore des groupes comme le Hezbollah comme des héros de la cause palestinienne et même de l’anti-impérialisme.
Malheureusement, Sulemani et Hassan Nasrallah n’ont rien à voir avec Che Guevara ou Ben Barka. Ces derniers n’ont pas défendu une idéologie réactionnaire et autoritaire et n’ont pas écrasé des soulèvements populaires dans leur propre pays comme Sulemani l’a fait en Syrie, en Irak ou chez lui en Iran.
Enfin, il est important de rappeler que le Hezbollah de 2006 n’est pas le Hezbollah d’aujourd’hui. Au cours des seize dernières années, il a envoyé des milliers de jeunes Libanais se faire tuer en Syrie pour tenter d’écraser une révolution démocratique ; il a assassiné des opposants à sa politique ; il a réprimé le soulèvement au Liban en 2019 et semble avoir eu un rôle réel dans l’explosion du port de Beyrouth en août 2020.
Au Liban même, le Hezbollah n’a plus du tout la même réputation. Il a connu des défections par centaines. Ceux qui soutiennent encore le régime syrien et le Hezbollah au sein de la gauche libanaise (de moins en moins nombreux) sont de plus en plus exclus des rassemblements populaires.
Maintenir une idée figée des sociétés du Moyen-Orient est une approche orientaliste qui nie les transformations et la situation actuelle. C’est comme si nous soutenions encore aujourd’hui le régime algérien face au Hirak [les manifestations algériennes de 2019-2021] sous prétexte que les généraux sont les héritiers de la révolution algérienne qui a chassé le pouvoir colonial français. Depuis cette époque, ce régime a monopolisé tous les pouvoirs, réduit son peuple au silence, déclenché une guerre civile et réprimé des dizaines de révoltes. D’ailleurs, personne ne songe à le soutenir.
Pour toutes ces raisons, il est urgent de mettre à jour nos conceptions de l’internationalisme et de l’anti-impérialisme. Ces régimes et partis n’incarnent pas l’émancipation des peuples du Sud ou des “non-alignés”. Ce sont des forces autoritaires et contre-révolutionnaires qui étouffent leurs peuples.
Les prétendus “anti-impérialistes” ne disent jamais rien sur ces questions. Ils ne disent pas un mot de la violence politique dont sont victimes les Syriens, les Iraniens, les Russes eux-mêmes. Pire, ils diffusent de la désinformation et de la propagande provenant directement de ces régimes autoritaires. En privant les habitants de ces pays de tout rôle politique, même ceux qui épousent des positions idéologiquement similaires, ces faux “anti-impérialistes” incarnent l’essence même du privilège impérialiste et raciste.
Le conseil que nous voudrions donner aux personnes qui épousent ces politiques est de revenir à une écoute attentive de la base, de la voix des habitants de ces pays, en particulier de ceux qui partagent des idées proches des nôtres - égalitarisme, féminisme, démocratie directe, autodétermination. Au lieu de parler du peuple ou de la classe ouvrière, allez à sa rencontre lorsqu’ils se soulèvent, non seulement en Occident, mais aussi en Syrie, en Ukraine ou en Iran. D’autant que de nombreux exilés de ces pays arrivent dans les pays occidentaux. D’une certaine manière, il est plus confortable pour certains de soutenir ces régimes car cela leur permet d’avoir des figures fortes à défendre - cela rend les choses très simples. Mais nous ne pouvons pas soutenir ces groupes. Les soutenir reviendrait à nous couper de nos camarades en exil ici et de nos camarades potentiels qui se battent pour leur vie, leur liberté et leur dignité là-bas.
C’est pourquoi la Cantine syrienne et l’équipe de Peuples Veulent ont fait de la lutte contre ce type“d’anti-impérialisme”l’un de ses principaux objectifs. Selon nous, les points de vue les plus précieux sur la question sont souvent ceux qui proviennent directement du Moyen-Orient, car, ayant été longtemps pris entre le marteau (l’Amérique) et la l’enclume (les régimes autoritaires de la région), ils ont développé des discours plus fins et surtout ancrés dans la situation sur place.
Force est de constater que le monde n’est plus le même qu’avant, que nous sommes orphelins d’idéologies émancipatrices concurrentes du capitalisme. Mais une chose est sûre : nous ne parviendrons pas à construire des alternatives crédibles en nous jetant dans les bras des régimes autoritaires.
Conseils aux réfugiés pour s’organiser politiquement dans un nouveau contexte
Que pouvez-vous dire à d’autres personnes susceptibles de devenir des réfugiés sur la façon dont ils peuvent poursuivre leurs efforts d’organisation dans un contexte étranger ? Et aux locaux qui veulent soutenir les réfugiés dans cette démarche ?
L- : Aux réfugiés, nous disons : si pour une raison ou une autre, certains gouvernements sont quelque peu favorables ou moins répressifs envers les gens de votre pays et de votre situation, ne pensez jamais que vous leur devez quelque chose en retour. Ce sont toujours les gens, les habitants, les associations, les organisations qui font le plus gros du travail pour accueillir les exilés. Les Etats ne sont jamais totalement de notre côté.
Essayez de vous informer au maximum sur les différentes luttes et les différentes communautés politiques qui sont actives dans votre lieu d’exil. Pour créer des liens avec les militants locaux, il est important de comprendre quels sont leurs combats : parlez-leur, posez-leur des questions, demandez-leur de vous fournir la littérature militante qu’ils lisent, par exemple ; identifiez des points communs que vous pouvez partager et pour lesquels vous pouvez vous battre.
Ne vous attendez pas à ce que les gens viennent soutenir votre cause chez vous simplement parce que vous êtes un réfugié ou parce que vous avez échappé à la guerre ou à une catastrophe naturelle. Si vous avez l’intention de maintenir des liens cohérents et durables avec les activistes locaux et de continuer à vous organiser depuis l’exil en relation avec les problèmes de votre pays, il est important d’aller au-delà des réponses immédiates et des actions de secours, pour établir la confiance et les amitiés. Parfois, la meilleure façon de partager votre lutte avec les locaux est d’organiser des concerts et des projections de films, de danser et de manger ensemble. Nous avons besoin de joie, d’humour et de festivité dans nos luttes, surtout lorsque nous portons en nous de lourds traumatismes.
N’oubliez pas qu’il y a des gens d’autres nationalités dans le lieu où vous êtes exilé, qu’ils soient réfugiés ou non, qui peuvent partager une situation similaire à la vôtre. Entrer en contact avec eux et établir des alliances et une coordination avec leurs communautés peut être une source d’autonomie et d’ouverture d’esprit.
Aux habitants, nous disons : l’organisation avec des réfugiés ne doit pas se limiter à des actions humanitaires ou à un travail de solidarité. C’est une formidable opportunité de découvrir différentes tactiques, stratégies et pratiques politiques que vous pourriez adapter à votre contexte local ; c’est l’occasion de trouver l’inspiration et de comparer les réflexions et les analyses. Écoutez ce qu’ils ont à dire : pas seulement les histoires et les témoignages de ce qu’ils ont subi - bien que ceux-ci soient très importants - mais aussi leurs idées sur ce que pourrait être le changement dans leur pays ou le vôtre.
Conseils pour soutenir les organisateurs d’événements liés aux réfugiés
Que peuvent faire les gens dans le monde pour soutenir les réfugiés de la diaspora syrienne et des autres diasporas ? Quelles ressources et quels projets devons-nous créer ?
L- : Il y a beaucoup de choses que les gens peuvent faire pour aider les communautés diasporiques et les réfugiés dans leur pays :
- Combattre les politiques racistes et xénophobes de votre pays.
- Informez-vous sur les luttes menées dans d’autres pays et essayez d’adopter des points de vue internationalistes dans vos luttes locales et nationales.
- Donnez aux personnes exilées l’espace nécessaire pour exprimer et partager leurs visions, leurs idées et leurs analyses. Écoutez-les. Vous pourriez apprendre une chose ou deux.
- Traitez les exilés non seulement comme des personnes qui ont besoin d’aide mais aussi comme des acteurs et actrices qui peuvent intervenir politiquement au-delà des questions concernant leur pays d’origine ou leur statut de réfugié.
- Mettez vos ressources militantes à leur service si nécessaire : imprimantes, contacts, moyens etc.
- Fournissez des espaces et des installations qui permettront aux communautés exilées de s’auto-organiser. Votre assistance et vos conseils sont essentiels, mais n’essayez pas de diriger leur auto-organisation.
- Il est possible que vous ayez des divergences politiques, que vous ne soyez pas d’accord sur tout. C’est normal ; il est important de pouvoir affronter et discuter de ces divergences. N’ayez pas peur de la différence : c’est une chance pour chacun de se défaire de son dogmatisme et une chance pour les exilés de découvrir une nouvelle culture politique et d’autres façons de faire. Ils peuvent aussi apprendre une chose ou deux.
- Essayez autant que possible de proposer des traductions dans d’autres langues afin de rendre les discussions et les activités plus accessibles aux nouveaux arrivants.
- Offrez autant que possible un soutien matériel, logistique, linguistique et administratif aux individus ou aux collectifs.
Nous avons besoin de plus de traductions de l’arabe vers d’autres langues et vice versa. Ce qui est formidable dans le travail de CrimethInc, c’est que les textes sont immédiatement traduits en plusieurs langues, ce qui permet d’accéder et de connecter des militants et des réalités du monde entier. Il est précieux, surtout par rapport à des situations comme ce qui se passe en Ukraine aujourd’hui, de pouvoir obtenir des rapports de première main de camarades sur le terrain là-bas en anglais, français, allemand et autres langues.
À la Cantine, nous commençons à réfléchir à la manière dont nous pouvons être plus actifs dans la traduction de textes de et vers l’arabe. C’est donc un appel ouvert : si quelqu’un souhaite donner un peu de son temps pour le faire, n’hésitez pas à nous contacter à contact@cantinesyrienne.fr
Cela dit, ce dont nous avons surtout besoin, c’est d’une nouvelle Internationale par le bas, qu’il s’agisse de réseaux, de réunions et de rencontres régulières, d’organisations, de plateformes ou de forums. Nous ne savons pas quelle forme elle pourrait prendre, mais nous devons réfléchir plus sérieusement à des structures capables d’assurer une solidarité transnationale concrète, de rassembler des propositions stratégiques et de construire un récit alternatif commun afin d’avoir un impact sur le terrible cours nationaliste et réactionnaire du monde. Ce qui se passe en Ukraine rend cela d’autant plus urgent.
*O est le seul membre non-syrien de la cantine qui a participé à cet entretien