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Effondrement, résistance et solidarité au Liban [2/2]

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Entretien avec Serge Harfouche et Jean Kassir - Partie 2/2

Janvier 2022

L’entretien en deux volets que nous proposons ici a été réalisé par des amis de la Cantine Syrienne de Montreuil en parallèle des rencontres Les Peuples Veulent 3.0 avec Jean Kassir, activiste co-fondateur du média indépendant Megaphone basé à Beyrouth et Serge Harfouche, activiste co-fondateur de la ferme-école agroécologique Buzuruna Juzuruna basée dans la vallée de la Bekaa. Les deux activistes reviennent de manière très approfondie sur la situation actuelle au Liban, tout particulièrement depuis l’explosion du port de Beyrouth le 4 août 2020 et la séquence contre-insurrectionnelle et la terrible « guerre économique » qui s’est aggravée, ainsi que sur de possibles pistes stratégiques et de solidarité. Cet entretien est publié simultanément sur le site du média indépendant lundimatin.


Le constat que vous avez dressé jusqu’ici est tout de même assez désespérant [voir la première partie de l’entretien]. J’aimerais savoir s’il reste tout de même de la contestation. Est-ce qu’il y a des courants, des élans de solidarité ? Il y a aussi un élément que nous n’avons pas encore évoqué, la présence d’un million de Syriens dans le pays. Est-ce qu’il y a des impacts négatifs dans le sens que des gens se tourneraient davantage contre eux ? Est-ce qu’il y a des réseaux de solidarité qui restent ? Il y a encore un autre aspect qui m’intéresse. C’est complètement différent mais on a vu avec la Biélorussie qu’il y a une opposition qui se crée dans plusieurs pays voisins et qui se met sérieusement en place pour renverser le régime. Avec toutes ces personnes qui partent du Liban est-ce qu’on peut dire qu’il y a une nouvelle diaspora, ou une diaspora renforcée par les départs assez massifs ce dernier temps et que ces gens-là s’organisent, se mettent ensemble et essaient de créer des forces pour l’avenir ? Ou est-ce que c’est plutôt le désespoir de gens qui n’imaginent plus pouvoir faire quelque chose au Liban ?

Jean : La diaspora a joué un rôle historique au Liban. Surtout économique : comme je le disais, on « exporte » surtout de la main d’œuvre diplômée. Après, ces gens-là vont investir de l’argent au Liban via des placements ou des aides à leurs familles ou des projets qu’ils mènent. C’est le schéma classique, qui a duré pendant des années, et notamment depuis les années d’après-guerre en 90’s.

Les gens qui ont quitté le pays il y a un an, après le 4 août, s’organisent à l’étranger. Il y a un rôle énorme qui va commencer à se jouer. On parle de milliers de personnes, dont une grande partie des gens qui étaient mobilisés dans la rue en 2019. Il y a bien sûr quelque chose d’intéressant qui est en train de se jouer à ce niveau-là. Ça reste cependant une diaspora qui est très dépendante de ce qui se passe sur le terrain, et se contente de soutenir financièrement ou médiatiquement tout ce que se joue sur place. Ce n’est pas une diaspora dont l’action politique à l’étranger pèse sur le paysage politique sur le terrain, comme par exemple la diaspora de l’opposition syrienne ou même palestinienne.

Je suppose qu’à l’avenir, le rôle politique de la diaspora Libanaise ne va pas se limiter à des comités de soutien pour leurs camarades à Beyrouth. Ils vont probablement trouver une façon de réinventer leur combat politique depuis l’étranger pour aussi peser dans la balance au niveau local : faire pression sur le gouvernement, permettre aux gens de se rencontrer parce qu’une fois hors de leur pays des gens sortent de leurs milieux sociaux et culturels et rencontrent des libanais qui viennent d’autres milieux, alors que ce n’était pas forcément le cas dans leur pays, etc.

Avec le temps, la capacité de se mobiliser au Liban se réduit pour des raisons économiques et même sécuritaires dans certaines régions, ça devient presque un luxe de pouvoir donner du temps à une action politique en tant d’effondrement économique. Il faudrait penser à des structures qui puissent agir de l’extérieur, et penser des actions dans plein de créneaux :

— Pensée politique et stratégie
— Lever des fonds et maintenir en vie les structures existantes au Liban
— Aspect médiatique : permettre au discours du soulèvement d’arriver à l’international, être repris dans les chaînes d’infos et les médias internationaux. Faire pression et lobbys sur les gouvernements étrangers qui jouent un rôle au Liban, pour cesser de soutenir le régime libanais. Ce rôle n’a pas encore mûri mais c’est une direction vers laquelle la diaspora se dirige aujourd’hui.

Aussi, c’est à l’étranger qu’on peut nouer les liens avec les camarades syriens, égyptiens, palestiniens, etc. C’est quelque chose qui a cessé d’avoir lieu considérablement depuis le début des contre-révolutions, vers 2013. Depuis 2011 il y avait des réseaux qui se développaient, se formaient et se réunissaient dans des capitales arabes. Aujourd’hui c’est à l’étranger qu’on a ces conversations. La plupart des gens mobilisés ont dû quitter leur pays et/ou ce n’est plus simple de se réunir dans des capitales arabes pour en discuter. Donc [l’organisation à l’étranger permet de] renforcer l’axe de solidarité émanant de l’esprit de 2011 et permet de structurer :

— Au niveau théorique, qu’est-ce que cela veut dire de construire une solidarité et un projet démocratique et progressiste au niveau du monde arabe ?
— Quel genre de discours commun peut-on développer, et quel genre de combat commun peut-on mener de l’étranger ?

Je dis cela avec un gros bémol : le travail sur le terrain dans le pays reste essentiel et indispensable. On doit défendre et élargir les espaces qui ont était créés sur le terrain, sinon on risque qu’on soit forcé à combattre principalement de l’extérieur. C’est très compliqué ; il faut maintenir l’infrastructure politique créée lors des dernières années pour qu’elle puisse résister à la contre-révolution et l’effondrement économique, lui donner des atouts pour lui permettre de se maintenir. Et il faut une contribution de la diaspora pour cela.

Au-delà du combat de la diaspora, pouvez-vous nous en dire plus sur l’état des lieux des forces en présence au Liban malgré cette situation très difficile ? Quels sont les collectifs et mouvements qui restent actifs ?

Jean : On sait que la démobilisation est énorme, et les gens qui sont restés mobilisés sont ceux qui ont les capacités pour le faire en dehors de leur boulot. On est à 70-80% de pauvreté. Le temps compte pour subvenir aux besoins les plus basiques. Mais malgré cela, il y a encore beaucoup de monde qui s’impliquent au Liban.

Il y a des initiatives médiatiques indépendantes comme Mégaphone qui contribue notamment à déconstruire et contrer les discours officiels. La mouvance féministe, même si à un niveau organisationnel est en difficulté, a un discours toujours extrêmement influent : l’angle féministe pour parler de tous les sujets s’impose souvent, et c’est un des acquis principaux du soulèvement.

Il y a aussi des groupes politiques qui continuent à militer, que ce soit dans un cadre institutionnel pour se lancer dans les élections législatives en mai 2022, ou dans un cadre plus radical de grassroots organising. Ils tentent de reprendre des syndicats, d’autres essaient de s’implanter au niveau local, avec en perspective aussi les élections municipales.

Il y a l’aspect de lutte syndicale, avec des syndicats et ordres professionnels repris par les élections [voir plus bas], ce qui avait commencé avec la thawra et qui a continué après pour reprendre les syndicats verrouillés après la guerre civile. Le but du régime, depuis la fin de la guerre civile, était d’empêcher toute capacité de mobilisation sur des bases d’intérêts syndicaux pour que les partis sectaires monopolisent le champ politique. On a aussi des forces syndicales alternatives, comme le syndicat alternatif des journalistes, dont on fait partie, qui fait face au syndicat officiel qui cherche à museler la presse. C’était une des premières initiatives après la thawra de créer ce syndicat alternatif, qui est en train de grandir, jouer un rôle et est évidemment attaqué.

Il faut parler aussi du mouvement étudiant qui est structuré, avec des collectifs qui grandissent et se renforcent. Ils sont dans une situation très difficile avec des frais de scolarité qui sont graduellement indexé au dollar. De nombreux étudiants n’auront plus les moyens de poursuivre leur éducation, et la seule université publique du pays, est dans une situation très difficile et dépend des fonds de l’Etat en faillite. L’université publique n’a jamais été une vraie alternative pour la majorité des étudiants. Mais c’est important de souligner que les étudiants ne se limitent pas aux combats aux universités, ils font partie intégrante des combats nationaux !

Serge : Cette jeunesse à laquelle personne ne s’attend est extrêmement intelligente, informée, puissante. Il faut imaginer des jeunes qui avaient 17, 18 ou 19 ans le 19 octobre 2019, c’est quand même autre chose que notre génération. Pour ces « gamins » la première expérience dans la vie c’est de vivre quelque chose d’aussi intense et aussi unificatrice que ça. Nous avons une génération très informée, très rapide et réactive qui débarquera bientôt. Je pense que nous pouvons beaucoup compter sur eux. La plupart des initiatives de solidarité viennent de cette jeunesse assez puissante parce que ce sont des gens qui ne sont pas en âge de partir, qui sont encore à la fac au Liban ou qui qui viennent de sortir du lycée.

Je voudrais aussi dire quelque chose sur la présence des exilés syriens. Ils vont continuer à être utilisés par les gens du régime comme boucs émissaires. Il va toujours y avoir un discours raciste, ça on commence à comprendre. On le voit dans le jeu du régime. Mais en même temps on voit aussi la solidarité qui est de plus en plus présente parce que tout le monde est dans la même merde. Tout le monde est dans une difficulté énorme à accéder aux choses de base de la vie. Du coup la solidarité entre en jeu parce que nous travaillons tous ensemble. Plus qu’avant, parce que nous avons compris cela.

Il faut dire qu’il y a plein de collectifs agricoles nés après la thawra qui ne fonctionnent plus, mais ceux qui sont restés sont là pour se battre et franchement ça donne de l’espoir [voir plus bas]. Nous avons pris cette décision, nous ne nous en allons pas, parce que notre combat est là. C’est sans blâmer ceux qui partent parce qu’on comprend parfaitement qu’il peut y avoir besoin de partir, mais ceux qui restent quand même sont ceux qui veulent aller jusqu’au bout, et après on verra !

Jean : Par rapport à ce que Serge dit, il y a un développement important d’initiatives politiques non conventionnelles, hors des schémas classiques électoraux : par exemple Buzuruna Juzuruna et d’autres, des coopératives, des espaces, des lieux, des façons de produire alternatives, qui sont éminemment politique sans s’inscrire dans un aspect classique qu’on connaît de la politique au Liban.

Beaucoup de ces coopératives et initiatives autogérées se sont renforcées après l’explosion du 4 août sous un axe plus ou moins humanitaire.

Certaines initiatives sont restées et jouent rôle essentiel dans les quartiers, comme Nation Station ou Hostel Beyrouth, dont je ne peux pas parler en détail mais la logique est de créer des structures de quartier, pas ouvertement politiques, qui permettent de créer de nouvelles formes de liens sortant des schémas classiques, qui permettent à des structures de solidarité d’exister en temps de crise économique. Ces initiatives ont un peu perdu en vitesse du fait de la crise économique. Il y avait un vrai tournant après le 4 août pour déployer ces initiatives mais c’est resté plus timide que ce à quoi je m’attendais.

Pour moi, l’enjeu principal est que cette infrastructure dure et qu’elle ne s’effondre pas totalement, parce qu’il y aura certainement d’autres opportunités politiques où on va pouvoir rebondir. Parce que ce régime est aussi en crise, il ne va pas nécessairement pouvoir fournir les réponses satisfaisantes pour se maintenir solidement. Aujourd’hui, cela dit, tout est plus ou moins en pause en attente des élections. Il y a beaucoup d’énergie mise autour des élections, donc difficile de penser à autre chose.

Justement, pouvez-vous nous parler des enjeux autour des élections législatives à venir ?

Jean : Il y a des élections législatives le 15 mai 2022, donc le gros de l’activité de l’opposition se centre autour de ce scrutin, qui reste incertain s’il aura lieu ou non. Sur ces élections, le ras-le-bol est tellement grand qu’on ose espérer qu’il y aura une représentation plus ou moins décente de l’opposition au parlement.

Quand je dis « opposition », je ne parle pas de la minorité parlementaire des partis classiques au pouvoir depuis des années en opposition avec le gouvernement actuel. Je parle de groupes qui émanent de la thawra et depuis une dizaine d’années pour les plus anciens. Il y a des initiatives locales avec des formations politiques qui essaient d’émerger et créer des listes. Il n’y a pas encore de projet commun, de liste de coalition au niveau national. On a des tentatives autour de fondations de la diaspora libanaise, qui essaient de mener des campagnes électorales et monter des listes communes. Mais il n’y a pas encore de mécanisme commun pour savoir concrètement comment ça peut se passer, quelles sources de financement etc. Ça reste opaque, même si techniquement la date limite pour présenter les candidatures c’est dans moins de 2 mois. Dans ces listes potentielles il y a un mélange avec des gens avec un profil plus libéral, et des gens qui sont plus de gauche, et les gens qui portent les projets sont plus divers au niveau idéologique et politique. Au niveau du programme politique on reste sur un consensus de base de ce que c’est que d’être anti-régime, mais ça ne va pas beaucoup plus loin dans les propositions, les formes de systèmes politique auxquelles on aspire etc.

L’état d’esprit d’une partie importante de l’électorat, et notamment des jeunes et sympathisants du mouvement, est d'envisager le vote sanction. On voterait presque pour n’importe qui contre le régime au pouvoir. Cet état d’esprit met les divergences politiques en retrait, avec un certain pragmatisme : il faut que les forces de la thawra puissent percer au parlement, parce que l’inverse serait un grand découragement.

La participation à ces élections se fait un peu par défaut. Dans des conditions idéales, évidemment, tout prêterait au boycott : le régime n’est pas « fair-play », il fait obstruction au travail de l’enquête sur l’explosion, il poursuit sa répression sécuritaire, il mène une politique d’inaction délibérée du gouvernement sur tout travail de gestion de crise, aucune mesure pour essayer de protéger les plus vulnérables de l’effondrement économique, un pillage systématique des épargnes des gens etc. En plus, le régime utilise la fraude électorale, met en place un appareil avant les élections pour être sûr qu’il n’y a pas de surprise, etc.

Ce serait presque absurde de se présenter aux élections, mais vu l’état de la dynamique actuelle, et la sensation collective de dépression généralisée, on pense qu’il faut se présenter pour foutre une claque au régime, relancer un momentum, et permettre à l’écosystème politique alternatif de survivre ces élections.

Il faut évidemment mettre un gros bémol à la question électorale. Des gens critiquent à quel point on doit mettre de l’espoir sur les élections : le régime tente de renouveler sa légitimité à l’international via les élections, mais le régime existe ailleurs que dans le parlement. Le régime c’est les leaders de la guerre, les milices, les businessmen proches du pouvoir, les banques et la banque centrale, les autorités religieuses, etc. ! Donc on sait qu’aller aux législatives c’est surtout symbolique et que ça ne se traduira pas un changement structurel. On sait que le pouvoir essentiel n’est pas au parlement mais en dehors.

Serge : Moi je ne crois pas aux élections législatives, je pense qu’on n’est pas prêt.e.s et que ça ne sert pas à grand-chose pour l’instant. Moi je suis plutôt dans l’idée qu’on n’y touche pas avant 5 ans. Si on se présente comme une alternative au régime, et que des gens qui sont un peu dans l’entre-deux votent pour nous, on pourrait avoir maximum 5 sièges. Ce qui n’a aucun impact. Donc les gens qui auraient voté pour nous seraient d’autant plus démoralisés. Les grosses machines électorales ont beaucoup d’argent, d’expérience, elles savent comment fonctionner. Par contre, il y a des moyens de faire des choses aux élections municipales.

Justement, y a-t-il aussi des personnes qui investissent les élections municipales comme une perspective possible pour le mouvement, et une manière d’articuler les initiatives de terrain avec une transformation plus institutionnelle, selon l’approche « municipaliste » ?

Jean : Assez peu, et c’est triste parce que cette hypothèse avait fait ces preuves avant le soulèvement dès 2016, avec campagne de Beyouth Madinati (« Beyrouth ma ville »), choisies comme porte d’entrée après le mouvement de 2015 pour que toutes les questions sociales, écologiques, économiques puissent vraiment prendre du corps, et pas se faire recouvrir par les questions stratégiques et identitaires au niveau national.

Le pari a du sens, les percées électorales peuvent se faire au niveau local ; les thématiques nous concernent, etc. Tout porte à croire qu’il faudrait aujourd’hui se focaliser sur les municipales, plus encore que les législatives ! Malheureusement ça n’est pas le cas, parce qu’il n’y a pas encore eu de dates fixées pour les élections municipales qui doivent se tenir en 2022. Aussi, l’opposition boude un peu ces élections-là, ne leur a pas donné le même poids que dans le passé, parce qu’il faut une préparation pour les législatives, et que probablement il n’y a pas de ressources ou de moyens pour faire plusieurs batailles à la fois. On aurait pu effectivement se lancer pour créer quelque chose de sans précédent et reprendre les villes et les villages ! Le vote sanction pourrait se déployer plus facilement au niveau municipal qu’au niveau national où le vote classique d’allégeance aux partis traditionnels reste très ancré.

Serge : Je pense aussi qu’il y a de vrais moyens de faire des choses aux municipales en 2022 ou 2023 avec des résultats concrets sur le court-terme. C’est plus simple, la loi électorale limite le nombre de personnes qui vont voter. C’est plus facile de trouver les électeurs potentiels et les convaincre que les législatives. Je pense que c’est là qu’on devrait faire quelque chose. Moi de mon côté je n’ai jamais fait ce genre de politique, mais les municipalités peuvent vraiment faire du changement concret sur place en moins de 4 ans. Ne serait-ce que gérer les déchets ! En 2016 on a failli prendre Beyrouth. A ce moment-là, tous les partis au pouvoir qui d’habitude se mettent sur la gueule se sont alliés ensemble pour contrer le mouvement « Beyrouth Madinati », c’est la seule raison pour laquelle ils ont gagné. A l’époque, cela avait montré à celles et ceux qui voulaient voir qu’il y avait un vrai potentiel de changement. Toutes les forces, les machines électorales, l’argent que le régime avait a été mis dans l’élection et ils ont fait 54% tous ensemble, nous on a fait 40%.

« CONSTRUIRE L’EMANCIPATION ET L’AUTONOMISATION POUR VIVRE SANS LE REGIME »

Au sein de toute cette constellation de forces et de mouvements qui persistent et que vous venez de mentionner, quelles sont les perspectives stratégiques qui se dessinent ?

Jean : Selon moi, le paysage politique après les élections va déterminer les trajectoires qu’on pourra prendre. S’il y a une défaite aux élections, cela pourrait nous orienter plus fortement sur la perspective de transformation de la société par la base, non institutionnelle, focalisé sur la consolidation des dynamiques et alternatives capables de réinventer les liens sociaux et économique, et se détacher des structures sectaires [et clientélistes], de pouvoir réorganiser par nous-mêmes les liens économiques, sociaux, politiques, à partir de structures syndicales et coopératives, sur des bases d’intérêts hors des identités sectaires. Créer des espaces ouverts à tous les habitants quels que soient leurs nationalités etc.

S’il y a une percée électorale ces deux stratégies pourront continuer de cohabiter, à la fois la bataille au niveau institutionnel et la transformation sociale et territoriale par la base.

Cette stratégie de transformation par le déploiement de forme d’entraide et de solidarité territoriale dont tu parles, qu’est ce qui pourrait permettre de l’approfondir ?

Serge : Idéalement on veut une réappropriation des moyens de production. L’idée est très présente chez les personnes très actives dans la thawra qui sont restées au Liban. Ça veut dire quoi concrètement ?

— D’abord un renforcement des initiatives productives qui existent déjà. Ça veut aussi dire aider toutes les initiatives qui émergent à un moment où un autre, tant qu’elles sont en ligne avec nos valeurs de coopération, solidarité, anticorruption, anti-régime, antisystème.

— D’un autre côté, c’est la transmission et la facilitation de l’accès au savoir.

Il faut faire en sorte que les gens qui restent au Liban soient capables de vivre sans être dépendant du système mafieux et clientéliste qui dirige le Liban. Emancipation et autonomisation, c’est la clé.

Jean : Avant de répondre à cette question, je voudrais d’abord préciser un point très important. Pour faire simple aujourd’hui les enjeux stratégiques se jouent à deux niveaux.

Le premier niveau : comment exister politiquement à un niveau viable entre l’axe pro-Hezbollah, et l’autre axe anti-Hezbollah et alliés avec les régimes régionaux opposés au Hezbollah ? Cette polarisation s’est renforcée après les clashs armés du 14 octobre 2021. Il y a un grand risque que notre approche politique radicalement opposée à toutes les composantes du régime libanais, les leaders de la guerre civile, le Hezbollah, le capitalisme, clientélisme, patriarcat… bref : un grand risque que notre opposition frontale au régime [Hezbollah inclus] n’ait plus les moyens d’exister dans une conversation mainstream. Or c’était un des acquis depuis la révolution. Être anti-régime permettait d’avoir sa place dans un débat télévisé. On risque de revenir à un schéma de polarisation sociale et politique qui nous empêche d’exister.

[Cette polarisation est à la fois une stratégie contre-insurrectionnelle du régime et notamment du Hezbollah pour se maintenir, en faisant planer le spectre de la guerre civile]. Mais c’est aussi une limite interne : l’opposition issue de la thawra n’a pas réussi à convaincre de son approche pour agir contre le Hezbollah. Le Hezbollah, étant la principale force contre-révolutionnaire, permet au parti des forces libanaises de présenter la manière forte et l’alliance avec l’axe régionale anti-Iran et allié des régimes du golfe comme la seule manière d’y faire face.

Donc au-delà de l’aspect contre-révolutionnaire de la polarisation en cours, il y a une ambiguïté politique et stratégique vis-à-vis de la relation au Hezbollah. Une difficulté à répondre à la question suivante : « comment ne pas faire face au Hezbollah sans sombrer dans les dynamiques sectaires et régionales ? » C’est-à-dire : comment y faire face à travers des formations politiques inter-communautaires, issues de tous les milieux de la société sans se focaliser juste sur un aspect du Hezbollah mais tous les aspects, et notamment économique, son rôle dans les régions qu’il contrôle ?

Donc il faut maintenir cet espace politique vivant. Une partie de la jeunesse aujourd’hui est incapable de décider entre les deux axes politiques du régime, elle rejette ces deux approches et veut en finir avec toutes les composantes du régime. Mais l’espace alternatif qu’on a créé doit être consolidé à travers un discours clair dans les médias, avec des propositions politiques plus matures et qui peuvent aller en profondeur sur les thématiques présentées de manière mainstream.

Le deuxième niveau des enjeux stratégiques actuels : comment aujourd’hui concevoir une nouvelle structure politique et économique quand l’Etat et le modèle économique libanais s’effondre ? Comment faire pour que cet effondrement total ne se transforme pas en recyclage/rafistolage du même modèle mais dans une vraie transition systémique ? L’option rafistolage c’est le choix du régime : privatiser des services de l’Etat, capter l’aide internationale via l’Etat et non pas les acteurs de la société civile… des tas de mécanismes pour maintenir le système vivant.

[Une fois qu’on a posé ça, on peut revenir à l’enjeu de la stratégie de transformation sociale par la base, par des structures de solidarité et d’entraide]. Parce qu’aujourd’hui pour combattre le régime libanais identitaire, il faut le combattre à la source, dans la société. Ça passe par la création de structures qui grandissent, politiques, économiques, d’entraides, syndicales. Elles visent à créer des possibilités pour ne pas sombrer dans des schémas identitaires/clientélistes du régime au quotidien : comment s’organiser ? militer ? consommer ? et s’informer différemment ? Cet axe-là est fondamental, il permet d’aller dans une dynamique révolutionnaire et de déconstruire à la source l’ADN de ce régime.

Donc pour répondre à la question sur l’approfondissement de cette stratégie, pour moi il y a d’abord l’enjeu de l’effondrement économique, qui nous impose de penser à de nouvelles façons de consommer, produire, s’entraider. Il y a de la production alternative, des initiatives locales pas forcément très politisée qui partent du besoin de produire dans une société qui jusqu’alors consommait et importait tout.

Il y a l’aspect syndical qui va se consolider, les batailles vont se multiplier par rapport aux salaires, aux assurances, aux caisses mutuelles, qui vont bientôt rentrer en crise. Enormément de batailles quotidiennes, économiques, où des outils qu’on propose vont s’imposer comme des évidences. Les partis politiques traditionnels sont incapables de mener cela, ils ont beaucoup trop d’intérêt pour pouvoir défendre les travailleurs dans leur luttes syndicales.

Sur la question des espaces et des lieux de solidarité : comment on crée des espaces d’échange, de culture, de dialogue dans une ville qui suffoque, qui est cloisonnée ? Cela reste encore timide. Aujourd’hui à Beyrouth on a des appartements de luxe vides, parce que l’immobilier est en crise… mais on ne voit pas des squats ! Il y a des choses qui restent un peu tabou, l’idéologie reste ancrée sur le concept de propriété privée. La voie d’autogestion économique et de coopératives est peut-être plus simple du fait de la nécessité.

Pour poursuivre cet enjeu de la réappropriation économique, et notamment syndicale, pouvez-vous revenir sur deux événements importants en 2021 qui ont été la récupération de deux syndicats professionnels (chambres de métier), celui des avocats, et celui des architectes/ingénieurs, par des personnes indépendantes issues de la thawra ? Mais également au sein des conseils étudiants dans les universités ?

Serge : Il s’agit des ordres de métiers. Ce sont eux qui gèrent les relations des corps de métier avec l’Etat d’un côté, et de l’autre avec la population. Ils ont un vrai pouvoir sur la manière dont l’argent est dépensé, ce qui est permis ou non. Par exemple le syndicat des avocats est aussi une sorte de lobby qui peut faire pression sur la législation, pression sur les procès en cours. Et ils offrent une protection : quand tu es inscrit à l’ordre des avocats tu as une immunité, les flics ne peuvent pas débarquer chez toi et t’arrêter dans la rue comme ça. Ça protège de la violence d’Etat.

Pour le syndicat des ingénieurs et architectes c’est encore plus important : n’importe quelle construction doit passer par ce syndicat, qui doit faire l’étude d’impact environnemental, les zonages urbains. Ils ont le pouvoir au niveau structurel sur le secteur immobilier et de la construction, qui sont absolument essentiels à l’économie mafieuse libanaise, et qui génèrent énormément de corruption, et qui bien sûr renforcent le clientélisme selon la manière dont c’est utilisé.

Donc, la liste qui a gagné au printemps 2021 s’appelle « Al-Nakaba Tantafed », qui signifie « le syndicat se soulève ». Elle affirmait clairement la continuité de la thawra, en se positionnant comme anti-régime, antisystème, la tête de liste est un gars hyper cool, indépendant… Traditionnellement dans le système confessionnel, le président de la chambre des ingénieurs est un sunnite. Du coup pour contrer ça, le régime a joué la carte de la confession : « ne le laissez pas gagner c’est un chiite ! ». Mais ça n’a pas marché parce que tous les ingénieurs qui ont voté sont clairement dans une position de sortie de l’Etat confessionnel pour faire une transition vers l’Etat civil, l’Etat de droit. C’est une preuve énorme qu’une mutation profonde est en train de se faire dans le pays.

Dans presque toutes les facs, la révolution a choppé des résultats de fou dans tous les conseils étudiants. Alors que jeunes dépendant des partis du régime se sont globalement fait niquer : donc le mouvement est aujourd’hui bien plus présent dans les universités.

Jean, au sein de cette dynamique de réappropriation syndicale et d’organisation autour des enjeux de métiers et/ou de secteurs spécifiques de subsistance et de production, peux-tu nous parler de la bataille culturelle et politique menée par les médias indépendants depuis plusieurs années ? Et notamment de la création récente du « Syndicat des médias alternatifs » ?

Jean : Certaines initiatives médiatique ont émergé et se sont consolidé après le soulèvement comme Megaphone. Certaines formes sont plus du blogging, des pages qui diffusent des mêmes et contribuent à créer un discours. Il y a une vraie influence de ces nouveaux acteurs médiatiques sur les médias traditionnels. Aujourd’hui ça n’est plus bien vu de faire du journalisme comme avant le soulèvement : du pur relai sans poser de questions critiques. Tous les médias actuels s’essaient à ce jeu de surfer sur la vague actuelle. On sait bien que les médias mainstream restent un outil central à travers lequel le régime véhicule son idéologie, mais c’est un des acquis de la thawra que des journalistes font de la résistance, et que les lignes éditoriales essaient d’être un peu plus en phase avec l’axe populaire.

Le syndicat des médias alternatif compte des journalistes qui viennent de partout, des médias traditionnels, indépendants, alternatifs etc. Mais dans cette bataille culturelle, un nouvel acteur a émergé : les comédiens, qui mènent une critique très acerbe du régime, et notamment sur l’aspect patriarcal et raciste du pouvoir. Une scène de stand up émerge avec des choses très intéressantes dans le discours, et très menaçante pour le régime. Certains comédiens ont été poursuivi en justice, et d’autres on fait face à des attaques virulentes de la presse pro-régime.

D’autre part, toute la scène culturelle beyrouthine très vibrante historiquement a pris un grand coup parce que c’est compliqué pour les artistes de subvenir à leurs besoins dans un tel contexte… ça créé un exode massif de pleins d’artistes et mis en danger ce que la ville pouvait offrir. Cela dit, il y a quand même des théâtres qui ouvrent, une scène musicale qui revient, on fait avec les espaces qu’on a encore. Il y a un besoin de maintenir cet espace vibrant.

« LA VOLONTÉ D’AUTONOMISATION AGRICOLE SE RÉPAND DANS LE PAYS, MAIS ON NE SAIT PAS À QUEL POINT C’EST PROFOND SI LES PRIX REDEVIENNENT PLUS NORMAUX »

Venons-en à ce qui se joue dans un contexte plus rural, et autour des enjeux d’agriculture, d’alimentation et de subsistance : Serge, malgré le départ de beaucoup de gens, est-ce que tu sens que ce que vous faites autour de de Buzuruna Juzurana agit comme un exemple au sein d’un mouvement de réappropriation vivrière et agricole qui commencerait à exister ? Est-ce que vos activités au sein de votre ferme-école dans la vallée de la Bekaa trouvent une nouvelle portée ?

Serge : Un mouvement je ne sais pas, mais des exemples oui. C’est clair pour les collectifs qui ont survécu au confinement, à la dépression et à la crise économique, les collectifs que nous suivons, avec qui nous travaillons, que nous essayons de soutenir, sont de plus en plus solides, ils ont de l’expérience et ils arrivent à produire. Il faut revenir sur notre ferme-école Buzuruna Juzuruna : à la base, qu’est-ce qu’on voulait faire ?

D’abord : produire de la semence pour la rendre accessible, ne plus être obligée de l’importer, qu’elle soit reproductible pour ne plus avoir à l’acheter l’année d’après. Donc aller sur le chemin de l’autonomisation. Deuxième pas : produire des engrais et des pesticides naturels pour s’affranchir du cartel des importateurs de tout ce qui est chimique. Et bien sûr d’un impact environnemental important à gérer. Construire un modèle de production qui permette de prendre soin des milieux et de l’environnement, et pas de l’exploiter et le détruire. Notre idée était aussi de transmettre le savoir sur la reproduction des semences, l’accompagnement à la création de jardins ouvriers, pour continuer de donner les clés de l’autonomisation aussi bien au Liban que dans le pourtour méditerranéen.

Pourquoi est-ce important maintenant ? Parce que notre modèle de production est en open source, il n’y a pas de droits à payer dessus. Et ce modèle permet à d’autres initiatives de produire de l’alimentation de qualité avec des coûts moins cher. Ils peuvent vendre maintenant presque un peu moins cher que le marché des produits de grande qualité.

Autour de ce genre de production, un marché de producteurs s’articule aussi avec de la cohésion sociale… Alors qu’en parallèle de la guerre économique le tissu social s’effrite, c’est chacun pour sa gueule. Or sur de la production collective il y a de l’entraide, de la coopération, cela permet de resserrer les liens sociaux. En plus, sur ces marchés là et autres lieux de distribution ou de production il n’y a pas que du maraîchage mais ça peut être des artistes, dessinateurs, designers, qui ont la chance d’être présent, rencontrer des gens, écouler des marchandises ; sans compter aussi des produits transformés.

Quelque part, cela fait qu’il y a des modèles qui essaiment, ça n’est pas juste un horizon abstrait mais c’est déjà là, déjà en train de fonctionner.

Peux-tu resituer la dynamique de création depuis 2 ans de tous ces collectifs agricoles et sociaux que tu mentionnais un peu avant dans l’entretien ? Vous en avez beaucoup accompagné à travers le pays avec Buzuruna Juzuruna, où est-ce que ça en est maintenant ?

Serge : On a toujours voulu pouvoir diffuser, faire essaimer notre expérience de ferme collective à Buzuruna Juzuruna. Donc la première tentative c’était de diffuser le modèle des jardins collaboratifs : louer des terrains, les diviser selon le nombre de familles intéressées pour travailler, leur procurer les graines, les plants, les systèmes d’irrigation, bref tout le matériel pour commencer un projet agricole, les formations… Pour que ces gens commencent à faire les trucs eux-mêmes et puissent, au bout de 2 ans, être autonomes, payer la location, etc. Vu que c’est un jardin collectif, le coût de la production est réparti entre plusieurs personnes, ce qui permet aux personnes qui s’impliquent de faire d’autres choses.

Au sujet des jardins de solidarité, je pense par exemple au jardin de Rizk al Wefek, qu’on a accompagné en 2019, et qui aujourd’hui contribue à faire vivre 20 familles dans la vallée de la Bekaa. La première année ils ont fait 12 tonnes de légumes sur une saison de 4 mois, alors qu’ils n’avaient pas vraiment de pratique agricole auparavant. Ça leur a permis de faire beaucoup d’économies sur les dépenses du foyer parce qu’ils n’avaient plus à acheter tout ce qu’ils produisent ; et faire une petite rentrée d’argent avec les légumes et produits transformés ; et puis avoir besoin de travailler moins, plus besoin de faire 12h par jour sur des chantiers, donc cela améliorait la qualité de vie. Ce sont 20 familles libanaises et syriennes, des réfugiés et des locaux qui travaillent, s’organisent ensemble, partagent les coûts et le poids de tout cela. Donc l’impact social est correct.

Peux-tu nous présenter concrètement les initiatives collectives agricoles qui tiennent encore, à l’image de ce jardin ?

Serge : Dans tout le pays, il y a plusieurs dizaines d’initiatives de ce genre qui ont démarré à partir de 2019, et surtout dans la saison 2020 où la crise était en train de s’approfondir… Il y en a peut-être une dizaine qui tiennent encore dans tout le pays, qui fonctionnent vraiment et sont autonomes.

Par exemple, celle de Tripoli s’est cassé la gueule parce que la municipalité et le régime leur ont repris le terrain qui était squatté. C’était 1 hectare en plein milieu de la ville qui a servi à nourrir 60 familles sur l’été/automne 2020. La ville voulait y construire un jardin municipal, mais cela faisait 20 ans qu’il était laissé en friche. La municipalité n’a pas toléré, et le régime a débarqué, envoyé la police pour virer les gens. Donc ils n’ont pas pu faire une deuxième saison, ils ont dû remballer leur matériel, les systèmes d’irrigation, les citernes et se barrer.

Jardin municipal squatté à Tripoli

Il y avait aussi d’autres jardins à Tripoli, certains ne sont pas arrêtés mais ont dû réduire leur taille en bougeant d’un terrain à un autre, passer d’1 hectare à 400 m2. L’hectare était prêté, mais la plupart des personnes qui filaient un coup de main sont partis avec l’exode. Donc Tamim est resté tout seul et a tout transporté dans le jardin de ses parents en bas de la maison, avec 200 m2. Lui a ouvert un kiosque/restaurant où il fait sa propre bouffe, il a transformé le projet en restau en partie en autonomie de production car il fait ses tomates, aubergines, basilic. C’est en même temps un restaurant et des produits transformés. Sur les initiatives qui se sont cassées la gueule c’est souvent du fait de ces deux problèmes, de pression des autorités ou de pression économique. Ce ne sont pas des problèmes agronomiques ou d’organisation collective en soi.

Il y a aussi Batloun, qui est dans le Chouf, c’est encore un autre genre. C’est un groupe de jeunes qui nous ont contacté parce qu’ils sont en partenariat avec une asso qui bosse avec une ONG allemande avec qui on bosse, Orient Helfer. On a fait des formations, on leur a filé des graines… Ils avaient déjà une petite expérience de production, et à partir de là ont créé plusieurs jardins. Ils sont une quinzaine de jeunes et ils ont entre 200 et 2000 m2. Ils sont aussi partis du principe d’autonomisation, ont créé un marché local, ils disposent d’une serre leur permettant de s’autonomiser niveau plants, et ils produisent leurs propres semences.

Dans le Chouf toujours, on a un terrain dans un village qui s’appelle Brih. C’est encore une autre histoire : c’est un mec pour qui on avait planté du blé qui nous explique qu’il a des potes avec un terrain, qu’ils veulent filer pour en faire quelque chose. Et moi je suis contacté par un collectif marxiste de Beyrouth qui voulait faire une cantine et produire eux-mêmes ce qu’ils allaient cuisiner. Du coup je les ai mis en contact, et en ce moment ils sont en train de planter. Là on ne leur a pas fait de formation pour des questions de temps, on a filé des semences et des plants.

On a un collectif magnifique Nohyi al Ard, ce qui veut dire « Nous redonnons vie à la terre ». Alors eux, c’est des oufs ! Ils sont basés à Saïda, une ville dans le sud à 40km de Beyrouth, la troisième ville du pays, grosse ville de la côte. Ils ont choppé un terrain d’1,5 ha à l’été 2020, en pleine ville. C’était un dépotoir. Ils l’ont nettoyé, ils ont redonné vie au truc avec des techniques de permaculture, ils ont mis en place des buttes permanentes. Ils ont une serre, et des productions à l’extérieur, ainsi qu’un marché paysan tous les dimanches… Et puis on a fait des projections là-bas, donc c’est aussi un centre social et culturel. C’est un espace vert dans la ville. Ils étaient 8 à l’été 2020, et maintenant ils sont 40 !

Coopérative de Nohyi al Ard

A Saïda aussi il y avait une vieille maison qui a été récupérée par un collectif qui s’appelle « Sikka » - car la maison est sur le vieux chemin de fer. C’est une « community house », un espace de co-working avec bibliothèque, salle de rencontre, de débats, une petite serre sur le toit et un espace à l’extérieur pour les gens qui ont des choses à échanger. Eux sont plus dans une sorte de plateforme avec des échanges de graines, d’informations, de livre et créent un point de rencontre.

On a aussi le collectif de Boudai, en face de Balbek dans la Bekaa nord, de l’autre côté de la plaine de la Bekaa, en aval du mont Liban. Là c’est encore une autre histoire. C’est particulier parce que c’est une zone de tribus, avec une grosse famille qui tient toute la zone, les terres etc. Ce sont des rapports particuliers avec les partis politiques, c’est une zone chiite avec des fluctuations d’influence entre le Hezbollah et Amal, mais ça reste des tribus assez indépendantes vis-à-vis de ces partis-là.

C’est aussi une grosse zone de plantation de shit, avec du chanvre indien. Les revenus du shit sont monopolisés par 2-3 chefs de tribus. Donc les jeunes là-bas n’ont pas beaucoup de perspectives. Avec des potes quand on a parlé de souveraineté alimentaire, ils se sont dit « comment ça se fait qu’on n’ait pas de souveraineté sur tout ce qu’on plante ? ». J’ai un pote qui a fait des recherches et a commencé à produire du lait de chanvre… Oui je sais c’est un délire ! c’est quoi le lait de chanvre ? C’est pareil que du lait de soja ou d’amande, avec la graine de chanvre. Il ne voulait pas faire de shit, et comme la graine est présente et qu’il y en a des quantités énormes il a fait ça. On a envoyé des échantillons à l’université libanaise, et il n’y a pas de THC, mais il y a du calcium, des protéines, des oméga 3, des oméga 6, c’est une super food auquel on a accès pour rien ! Et le kg de graines est à 2000 livres avec la crise… Du coup on a proposé à notre clientèle un lait vegan hyper nourrissant pour pas cher !

Ensuite on s’est dit « les producteurs de shit brûlent les plantes et la fibre après extraction des têtes ». Mais en fait il y a plein de potentiel. On a récupéré le « déchet » qui allait être brûlé, et là on produit du fil, du papier, des cordes et bientôt de textile, mais on manque de machines il faut encore affiner !

Et, cerise sur le gâteau, on fait de la construction avec du « hampcrete », un mix de chanvre et terre ciment, c’est un peu comme du terre-paille avec de la fibre de chanvre. C’est hyper résistant et isolant, le matériau parfait pour faire de l’éco-construction pour pas cher. On expérimente pour voir la meilleure façon de voir les choses. Un pote vers Majd al Anjel expérimente une machine pour sortir des briques toute faite de paille de chanvre et de terre, tu peux construire avec un impact environnemental proche de zéro !

Pour finir de faire le tour, il y a aussi l’initiative « Hamza » à Beyrouth, avec une pote qui fait du savon, des produits cosmétiques et de beauté avec les produits des plantes aromatiques que nous plantons. Il y a le « Beyrouth Art Center » : ils ont un toit d’environ 1800 m2 qu’ils veulent transformer en jardin urbain, et on est sur le coup pour mettre ça en place. Ils auront une petite production, et ça sera un centre social d’échange de semences et d’autres choses.

Dans le camp palestinien de Chatila, il y a un projet pour retaper l’école avec un petit jardin et un espace de vente, cela permettra de faire de la sensibilisation. Il y a aussi le collectif Zirma qui est dans le village Ardé, qui a récupéré presque 2ha de terrains offerts par des expats de la diaspora. Ils ont commencé à la saison 2021 au printemps, et sont partis à fond sur de la production maraîchère !

Tout ça, c’est ce qui est lancé et qui fonctionne. On va voir ce qui va venir. On a mille autres projets évidemment !

A côté de ces initiatives collectives, vous êtes aussi contactés par un monde agricole plus conventionnel qui se retrouve en crise et a besoin de transformer son système de production ?

Serge : Oui. Avant, les agriculteurs autour de notre ferme se foutaient de notre gueule, ils nous prenaient pour des clowns et des illuminés. Maintenant ils voient que notre modèle fonctionne, ils ont des exemples concrets, donc ils nous ont approché pour savoir comment ça marche, nous acheter des plants, du compost, des biopesticides à un prix qui leur revient moins cher que le chimique. La volonté d’autonomisation se répand dans le pays, mais on ne sait pas à quel point c’est profond si les prix redeviennent plus normaux. En tout cas, en temps d’urgence c’est une alternative pour être moins dépendants.

Et vous, votre modèle vous permet de tenir dans le contexte de la crise ?

Serge : On est 18 adultes et 28 enfants à vivre de la ferme-école. Chaque adulte reçoit un salaire de 300 dollars qui permet de tenir dans la situation actuelle. On a des vies à peu près décentes. Ça dépend de la taille de ta famille, certains ont beaucoup d’enfants. On a un modèle hybride qui reçoit des financements étrangers en tant qu’ONG, ce qui nous permet de faire des formations, de la transmission et de l’accompagnement de manière gratuite.

Est-ce que vous pouvez en dire un peu plus sur cette manne humanitaire qui déferle sur le Liban depuis l’explosion du 4 août 2020, l’effondrement socioéconomique, et les effets que cela produit à la fois sur le tissu social et les collectifs qui cherchent à s’organiser dans une perspective d’autonomie ? Est-ce que cela accentue les effets classiques de dépolitisation et « ONGisation » ? Est-ce que cette manne est réappropriée à des fins de consolidation et d’ancrage des structures de solidarité que vous mentionnez avant ?

Serge : C’est une question délicate. Tout le monde n’a pas accès à cette manne. Cela crée des déséquilibres importants avec des personnes payées en dollars des montants exorbitants. Dans notre modèle on essaie de rendre ça horizontal et équitable. C’est important d’utiliser cette manne qui rentre à des fins émancipatrices, on ne va pas cracher dessus cela permet à des gens de rester au Liban, pouvoir vivre décemment… Mais ça n’est pas toujours les meilleurs qui récupèrent ces fonds !

De toute façon, ça n’est pas durable ni idéal. Si nous voulons utiliser ces fonds c’est pour bâtir des infrastructures de façon à pérenniser des collectifs, des structures : acheter des machines, mettre en place de l’énergie solidaire, etc. Donc bien plus de l’aide infrastructurelle que le paiement de salaires qui permet de vivre un an, sans avoir de perspective quand la manne se tarit ?

Tant qu’il y a cet argent, autant en profiter pour faire quelque chose de bien avec. Mais il faut vraiment se concentrer sur la production, sur le fait de transformer notre économie de la dette et des services à une économie de la production. Pas juste une réponse d’urgence humanitaire mais que cela soit émancipateur et de long-terme.

Plusieurs collectifs au Liban adoptent cette forme hybride d’ONG basée sur des fonds étrangers, tout en menant un travail politique et de solidarité. Sur Beyrouth il y a l’exemple connu de Nation Station, je n’en connais pas trop d’autres. Il y a aussi Mégaphone, évidemment, qui était là avant l’effondrement.

Jean : De mon côté, je pense que cela aurait pu créer un effet de levier, mais malheureusement ça crée plus d’ONGisation et de dépolitisation. Les grands bailleurs ont besoin de personnes qui parlent la même « langue » qu’eux, pensent comme eux, et besoin de cadres légaux formels pour transférer les fonds. Donc ça a renforcé le pôle des ONGs et l’approche ONG. La question financière est très importante parce que du fait de la dévaluation monétaire, une plus petite contribution de la diaspora à un média ou une initiative politique locale permet de faire beaucoup plus avec moins d’argent : la location des locaux est moins chère, les frais de fonctionnement en général, si c’est en devise étrangère. C’est le levier de la diaspora, qui n’a pas les mêmes restrictions que les bailleurs internationaux focalisés sur des ONGs humanitaires réformistes avec des structures légales et bien rôdées. Mais de manière générale aujourd’hui c’est plus simple de faire plus avec moins d’argent.

Collectif Hajar à Tripoli

Merci beaucoup d’avoir pris tout ce temps pour répondre à nos questions assez détaillées. C’est très important de pouvoir transmettre la finesse et la profondeur de votre analyse aux réseaux militants et/ou de soutien potentiel en France, non seulement pour ne pas trop désespérer, mais pour comprendre un peu plus précisément quels sont les leviers d’action et d’intervention possible. Une dernière petite question, pour bien comprendre : au sein de toutes les dynamiques de luttes et de solidarité que vous avez mentionnées avant, y a-t-il un plan de transversalité où se tiennent les discussions, les échanges d’expériences et de mutualisation, les débats tactiques et stratégiques ? Est-ce principalement informel et « organique », de proche en proche ? Y a-t-il des canaux et des espaces un peu plus formalisés ?

Jean : Il y a des espaces de discussions mais c’est informel, et ils existaient surtout pendant le soulèvement. La pandémie, puis la crise économique a fermé des lieux culturels et cafés qui hébergeait ces conversations. On n’a pas de structures formelles, que ce soit pour des ateliers, des congrès etc. Le Liban est un petit pays donc ces échanges-là ont lieu de manière organique et naturelle, notamment en ligne. Les communautés d’activistes se connaissent plus ou moins. C’est un espace plus formel pour avoir ces conversations qui manque.

On verra bien comment cela va se passer dans les temps qui viennent. D’une certaine manière, la situation reste ouverte : ce n’est pas juste l’opposition et le mouvement révolutionnaire qui sont en crise, c’est principalement le régime. Donc il faut tenir bon, il faut maintenir toutes ces dynamiques vivantes, coûte que coûte, même s’il faut ralentir la cadence pour avoir du souffle. J’ose espérer que ce ne soit pas plié, qu’on puisse rebondir.

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