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Quatre ans après : retour sur notre expérience

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La Cantine Syrienne est née il y a maintenant plus que quatre ans à partir de la rencontre entre exilé.e.s syrien.ne.s et militant.e.s montreuillois.e.s : lors de l’occupation des exilé.e.s à Paris 8 en 2018, d’autres mobilisations étudiantes en 2019 mais aussi le mouvement des Gilets Jaunes. De là, nous avons été quelqun.e.s à décider de nous réunir pour réfléchir et puis bâtir ensemble ce qui deviendrait la Cantine Syrienne de Montreuil.


Dans un moment de transition au sein de notre collectif, plutôt que de recommencer immédiatement une nouvelle phase de travail, nous avons décidé de prendre le temps de revenir sur les objectifs initiaux du projet afin de faire le bilan de ce qui a été atteint, de ce qui ne l’a pas été et des imprévus positifs comme négatifs qui sont survenus. Ce retour critique sur ces quatre années s’est déroulé sur environ six mois. Après réflexion, nous avons décidé de rendre public ce bilan ; dans un désir de transparence pour notre communauté mais aussi dans le souhait de partager les enseignements que nous avons pu tirer. 

Nos intentions et nos débuts


L'idée d’une cantine populaire inspirée par l'expérience de la Cantine des Pyrénées (ouverture sur le quartier, prix libre, soutien et participation aux luttes, etc.) nous est venue en cherchant un espace commun pouvant rassembler syrien.ne.s en exil, militant.e.s de différents nationalités et habitant.e.s de Montreuil. Notre objectif était alors de trouver des modalités concrètes pour faire vivre à Montreuil l’esprit populaire et auto-organisé de la révolution syrienne. Chacun avait la volonté de sortir de son propre entre-soi et d'ancrer son engagement politique dans une pratique sociale. De plus, en Syrie et comme partout dans le monde, la nourriture rassemble. Faire une cantine était aussi une manière de se libérer d’une compréhension de la politique centrée sur les slogans et les grands mots pour aller vers quelque chose de plus incarnée dans la vie pratique et quotidienne. En septembre 2019, nous avons donc commencé par cuisiner ensemble une fois par semaine. 


En effet, nous n’avions pas de socle politique commun très précis mais nous avons réussi à nous mettre d’accord sur quelques principes positifs comme sur des lignes rouges à ne pas franchir. À partir d’une cantine, l’idée était de créer un espace de rencontres et d’entraide. Nous avons donc commencé à organiser différentes activités sociales, culturelles et artistiques comme levier pour rencontrer des nouvelles personnes, faire connaître la révolution syrienne et faciliter la compréhension de ses enjeux. L’idée était aussi de faire vivre un espace d’auto-organisation pour les syrien.ne.s et d’autres personnes exilées. 
S'organiser en exil est une manière de croire que le changement est toujours possible, que la révolution n’est pas un rêve idéaliste, que l’exil n’est pas la fin de notre engagement.

Cela était d’autant plus essentiel au vu de la situation extrêmement difficile sur le terrain depuis la militarisation du conflit. Faire écho depuis l’exil au mouvement populaire et auto-organisé qui constitue, selon nous, l’élément central du processus révolutionnaire en Syrie est toujours vital. Les récentes mobilisations, notamment dans la ville de Sweida, en sont la preuve. En suivant de près le parcours de la révolution syrienne, nous avons compris que nous ne pouvons pas réduire la révolution au fait de faire tomber Bachar. En osant dire non à un régime d’essence génocidaire, la révolution a eu des implications profondes sur l’ensemble de la société par le biais du refus de tout type de tyrannie. Pour nous, l’expérience exceptionnelle des conseils locaux - institutions révolutionnaires ayant auto-administré les villes libérées du contrôle du régime pendant plusieurs années - représentait en acte la chute des dictatures. 


Notre objectif était et reste toujours de pallier les manques de soutiens, la méconnaissance et l'indifférence concernant la situation en Syrie. Si nous pensons qu'à Montreuil cet objectif a été en grande partie accompli, nous savons que ça ne dépend pas que de nous : les tags révolutionnaires comme les affiches en arabe sont devenus familiers sur les murs de la ville, une statue en hommage à la liberté et la vie a été installée à l'entrée de la ville par des survivant.e.s des prisons syriennes, et enfin, la plupart des lieux collectifs n'hésitent plus à accueillir des événements en lien avec la Syrie et se sont même mobilisé.e.s au côté de nombreuses personnes pour apporter un soutien inconditionnel et précieux au moment du séisme de 2023. Dès le début, nous avions décidé que l’ancrage local était une de nos priorités : avant d’aller plus loin, nous voulions avoir le soutien et la confiance des habitant.e.s du quartier, de la ville et les personnes avec qui on partageait l'activité politique sur le territoire. Ceci répond au besoin de créer des alliances et de nous sentir moins seul.e.s dans notre combat ici. 

Syrie, internationalisme et positions politiques 


Tout en s’appuyant sur cet enracinement local, nous avons essayé de voir au-delà des frontières car nous avons la conviction, vu l'internationalisation du conflit en Syrie, qu’il est nécessaire de s’organiser entre peuples et territoires de plusieurs horizons pour répondre aux différentes crises de ce monde. Les différentes soirées que nous avons organisées en soutien aux luttes de par le monde (Gilets Jaunes, luttes autochtones en Colombie, libértation de la Palestine, solidarité avec la résistance Ukraine, pour la révolution féministe en Iran, après la prise au pouvoir des Talibans en Afganistan, pour la révolution soudannaise, etc.) ainsi que les rencontres internationalistes Les Peuples Veulent ont été des moyens pour se mettre en contact avec des collectifs d'exilé.e.s et/ou migrant.e.s de différentes géographies pour échanger expériences, difficultés et apprentissages. Pour organiser ces rencontres, nous avons noué des liens avec des révolutionnaires du monde entier. 

Car nous refusions de limiter notre activité en France à la Syrie ou à la dimension humanitaire ou administrative de l'exil ; nous voulions contribuer à transformer l’endroit qu’on habite, notamment en faisant entendre des voix des personnes venues d’ailleurs et mettre en avant leurs analyses politiques et points de vue.

Que ce soit à travers nos propres activités ou la coordination avec d’autres groupes dans la région parisienne, nous voulions insister sur l’exil comme point d’action politique et un vecteur de transmission révolutionnaire. Il était nécessaire de refuser la position uniquement victimaire ou l’on reçoit de la solidarité comme charité pour transformer cette relation en réciprocité. Nous insistons donc sur l’entraide entre les peuples plutôt qu’une solidarité dans un seul sens. Et puis, nous étions très conscient.e.s du manque d'espace politique pour l’auto-organisation des exilé.e.s, qu’ils et elles viennent de la Syrie ou d’ailleurs. Petit à petit, tout une communauté à l’image de la Cantine Syrienne (exilé.e.s, étranger.e.s et habitant.e.s du quartier) s’est constituée autour et a participé à faire vivre un espace divers et transnational.   


Une partie de la communauté syrienne (mais aussi parfois les personnes français.e.s) doutait de nos choix concernant la dimension internationaliste. Faire beaucoup de place et nous coordonner avec des luttes et collectifs à l’étranger, alors que nous étions un collectif principalement construit autour de la révolution syrienne et ancré localement, paraissait au mieux étrange, au pire inutile vu la situation en Syrie, toujours catastrophique. Donc l’urgence paraît plutôt être de ce côté-là. Ceci explique peut-être une implication plus timide et rare des camarades syrien.ne.s extérieurs à notre collectif, dans les moments autour des Peuples Veulent ou des dynamiques transnationales. Toutefois, notre raisonnement était et reste : un des éléments qui a coûté cher aux composantes démocratiques et progressistes en Syrie est justement le manque de soutien extérieur. En partie à cause des manques de liens préalables entre des militant.e.s en Syrie et à l’etranger. Il ne suffit pas d’appeler à être soutenus, il fallait pour nous aussi nous intéresser aux luttes des autres (avec la difficulté de voir que celles-ci étaient parfois peu ouvertes à des réalités différentes comme les nôtres) afin de créer des liens de confiance et d’alliance. Pour que le prochain mouvement révolutionnaire en Syrie soit plus soutenu, pour ne plus jamais subir l'abandon et l'indifférence du monde.  


Malgré notre participation à de nombreuses initiatives humanitaires pour la Syrie, jusqu’à récemment, nous n'étions pas capables de nous coordonner avec des personnes à l'intérieur de la Syrie.  Pourtant notre ambition était et est toujours de construire des liens politiques qui dépassent la réponse aux crises et désastres. Avec les mobilisations actuelles en Syrie, nous avons finalement réussi à nous mettre en contact avec des nouveaux groupes qui s’organisent depuis la Syrie avec qui nous partageons de nombreuses visions et principes. Ce travail vient seulement de commencer donc nous ne pouvons pas encore dire quelles seront les suites. 


De manière générale, ce n’a pas toujours été facile de se mettre en lien avec d’autres collectifs syriens à Paris ou de déclencher des dynamiques pour renforcer l’auto-organisation de la communauté syrienne ici. En plus de tous les obstacles et problèmes en lien avec la vie en exil, nous avons commencé dans un moment où l'énergie révolutionnaire et militante en exil commençait à s'essouffler et il y avait comme un sentiment logique de défaitisme, de fatigue et de manque d’espoir. Nous n'étions pas capables de rallumer les étincelles nécessaires. Pourtant, au moment du séisme de février 2023, nous avons pu répondre présent aux élans de solidarité et d’auto-organisation de la communauté syrienne en exil en France et nous avons pu accueillir l'incroyable initiative de Paris Response qui s’est chargé de collecter et d’envoyer de l’aide humanitaire en Syrie. S'organiser en tant qu’exilé.e.s dans un pays étranger est tout sauf facile ou évident, encore moins quand il s’agit de la Syrie, avec tous les traumatismes, souffrances et déception générée par des longues années de guerre, massacres et interventions étrangères.  


Un autre élément qui pourrait expliquer l'échec partiel de s'organiser davantage avec des groupes de la diaspora syrienne et de s’adresser à leurs dispositions politiques est peut-être une ligne trop exigeante et parfois trop radicale que nous avons adopté : que ce soit nos postions en France, anti-gouvernement et pro-Gilets Jaunes, notre refus des rapports marchands et tout esprit de competition ou notre défense en particulier des expériences d’auto-organisation en Syrie. Des positions qui nous ont parfois plus rapproché politiquement des lignes du milieu autonome en France que de la communauté syrienne en exil. C’est peut être aussi cette hybridation de positions politiques peu communes qui expliquent l’absence quasi-totale de couverture médiatique en France (de médias partisans comme grands médias) alors qu’a l’étranger plusieurs articles, reportages et entretiens sont apparus sur la Cantine Syrienne et Les Peuples Veulent en arabe ou en anglais. 

Enfin, des tentatives de créer des cantines syriennes dans d’autres pays ont eu lieu à deux reprises mais n’ont malheureusement pas duré. Nous ne désespérons pas que d’autres initiatives du même type apparaissent à l’avenir qu’elles aient le même nom ou pas d’ailleurs.

Pour concurrencer le système, le pari de l’auto-organisation


Pour nous organiser, cuisiner les repas, organiser des événements et tisser un réseau transnational, la cantine syrienne a fait le pari de l’auto-organisation. Concrètement nous nous sommes organisés autour de deux cercles : un noyau autogéré de membres permanents qui avaient fait le choix de faire de la cantine syrienne un engagement important. Ce cercle était responsable des positionnements politiques, des choix d'activités et de la gestion administrative. Pour en faire parti il fallait répondre à certains critères : au moins la moitié des membres sont syrien.ne.s ; ne pas avoir plus de 50% d’hommes cis ; un soutien actif envers la révolution syrienne ; ou encore accepter de partager les responsabilités du projet. Le second cercle, “la communauté de la cantine syrienne”, moins coûteux en termes de responsabilités, était composé de membres avec un engagement pour la cause syrienne et les activités de la cantine mais dont la participation était moins régulière ou durable (mais souvent fondamentale !). 


Passé l'enthousiasme de nos débuts et avec le désir de faire plus pour aller plus loin, nous avons ressenti très vite le besoin de nous rémunérer. Le constat était simple : nous ne pouvions pas continuer à nous investir davantage dans le projet, tout en étant dans la nécessité de trouver un travail pour vivre. La cantine syrienne allait devoir se donner les moyens pour que ses membres vivent financièrement du projet et puissent consacrer leur énergie à le faire vivre en retour. Nous avons décidé alors de rémunérer en priorité les membres syrien.ne.s de l'équipe. Il aura fallu du temps mais la cantine est devenue, le ou un des moyens de subsistance de tous les membres de l'équipe : 9 personnes au maximum. Nous avons ainsi mis en place un système coopératif d’autogestion à la fois politique et économique sans hiérarchie décisionnelle ou salariale. En d’autres termes, chacun a son mot à dire sur la façon d’organiser les activités de la coopérative et chacun est rémunéré à taux égal proportionnellement à son temps de travail. 


La cantine syrienne a été et est encore aujourd’hui dépendante des subventions d’acteur.ice.s qui défendent des principes pas trop éloignés des nôtres. C’est une solution qui n’est pas forcément idéale mais qui nous permet de ne pas rentrer dans une logique de rentabilité capitaliste et productiviste, de surmonter le manque des ressources et les difficultés de l'exil tout en poursuivant un travail politique. Nous essayons de trouver des solutions économiques alternatives et réfléchissons plus sérieusement à comment aller de plus en plus vers une autonomie financière. 


Ce qui nous paraît essentiel est de pouvoir bien faire les choses tout en restant accessible au plus grand nombre. Mais les défis sont nombreux : faire mieux et plus que l'État et les entreprises lucratives tout en étant autonome ; rester une cantine solidaire tout en inventant des façons de faire pour ne pas exclure certaines catégories sociales (populaires ou étrangers notamment) qui ne se retrouvent pas systématiquement dans les ambiances, les codes ou l'esthétique militante ou de certains squat. Avoir un très bon niveau de service, d'hygiène et d'accueil a toujours été pour nous un enjeux politique afin de faire de notre cantine un espace ouvert à différents mondes. La question de la qualité relève de la dignité. Nous sommes convaincu.e.s qu’il n’y a que cela à faire pour tenter de concurrencer le système capitaliste tout en étant crédible. 

Les difficultés de l’autogestion 

Nous constatons que nous n’avons pas réussi à créer un noyau organisationnel stable et large alors que nous avons pu créer une belle communauté locale et un large réseau d’alliances. Nous avons constaté une difficulté à impliquer les nouveaux.elles membres de manière durable dans un projet collectif comme celui-ci : soit à cause de projets personnels (études, changement de lieu d’habitation, ambitions professionnelles, etc.), de l'incapacité à s’approprier les dynamiques du projet, ou à cause des conflits internes liés. Nous avons remarqué une résistance à la désertion et à ce que cela implique comme mode de vie et de subsistance (malgré la possibilité d’être rémunéré pour sa participation au projet). Les raisons peuvent être nombreuses et nous continuons à les réfléchir (pression familiale, désir d’un salaire plus élevé, poids du collectif, manque de sentiment d’appartenance à un projet sans l’avoir fondé, etc.). 

Avec des situations assez différentes des personnes impliquées en termes d'âge, de situation administrative, de liens affinitaires, de parcours politique et des compétences, nous avons opté pour un système d’auto-gouvernance interne assez formalisé même s’il n’est pas figé et est discuté tous les 6 mois pour être amélioré. Nous ne voulions pas laisser libre cours à l’aspect affinitaire, qu’elle soit politique, amical ou familial. Le ciment du projet était censé être ses objectifs politiques plus que les relations entre ses membres. Pourtant nous avons remarqué que beaucoup de personnes sont passées par les différents espaces de la cantine pour chercher une communauté et non pas forcément pour rejoindre un projet politique. Si nous ne l’avons pas assez anticipé et que cela a pu parfois prendre le pas sur les objectifs politiques du projet, nous comprenons parfaitement ces désirs étant donné l'état du monde et des sociétés occidentales : manque de collectif, l’isolement profond des individu.e.s, misère sociale et existentielle, etc.

Ces choix-là, l’auto-organisation horizontale, la responsabilisation collective, l’auto-gestion économique, le travail politique comme moyen de subsistance, le formalisme, les objectifs politiques comme ciment du projet, etc., ont rendu le travail exigeant et n’a pas permis une grande ‘rejoignabilité’ du cercle fondateur de la cantine syrienne : le noyau était justement « dur ». Pourtant, cela a permis de casser plusieurs types d’entre-soi (blanc, autonome, syrien, de classe moyenne) et donc pouvoir s’organiser entre personnes différentes. Depuis le début, cela a été un de nos objectifs et un pari fondamental. Malgré l’exigence et la difficulté à s’approprier le projet en tant que travail politique, cela a globalement bien marché (jusqu'à un conflit politique l’année précédente) : nous avons réussi, en trois ans, à rémunérer tout l'équipe et pratiquer une autogestion politique et économique en incluant des nouvelles personnes qui avaient dès leurs arrivées autant de pouvoir de décision et un revenu égal à celles et ceux qui étaient là depuis le début du projet.


Comme n’importe quel collectif, nous avons été traversé par plusieurs types de rapport de pouvoir qui faisaient que l'égalité et l'horizontalité formelle étaient moins effectives dans les faits à certains moments. C’est pour cela que nous avons mis en place des espaces et des outils pour en parler et veillé pour que chaque personne ait toujours sa place et son mot concernant les décisions importantes. Après quatre ans d’existence, nous pouvons cependant faire le constat que beaucoup de tensions qui ont traversé nos dynamiques collectives ont été le résultat d’une ambiguïté entre travail et militantisme. D’un côté, nous ne voulions pas que ce soit un travail comme un autre vu la dimension de construction politique, mais nous ne pouvions pas non plus nous considérer comme un groupe militant classique puisque désormais plusieurs personnes en dépendent pour vivre et obtenir des papiers. Prenant cela en considération, les enjeux prennent une autre tonalité. S’investir de manière consistante pendant une longue période de temps voulait dire ne pas considérer sa participation au projet comme un travail “normal” malgré la rétribution financière et pourtant ça voulait dire avoir un rapport de responsabilité et d’investissement souvent supérieur. En effet, l’auto-organisation nous a rajouté beaucoup de travail (des réunions essentiellement) en plus du travail pratique.  Rétrospectivement, nous aurions dû être plus attentif.ve à l'entremêlement des aspects politiques et professionels. 


Pour autant nous ne regrettons aucunement le choix de dépendre de la cantine pour vivre mais pour l’avenir, nous devons mieux réfléchir aux questions d'intégration et de transmission afin que les questions de charge mentale et vision globale du projet, et pas seulement les tâches précises, soient mieux réparties. Typiquement, une distribution bien plus importante de la gestion des dysfonctionnements et de la mise en lumière des désaccords et des conflits. Pour pouvoir occuper ses fonctions structurantes, il faudrait s’assurer d’avoir les moyens : du temps, de l'énergie, la capacité d’auto-critique, l’envie de formation et d'engagement ainsi que la volonté à se laisser transformer par les dynamiques collectives. Le pari de l’autogestion implique que tout le monde, ou au moins la majorité des personnes, aurait envie d’occuper ces fonctions. Sans cela, ça ne fonctionne pas ou très mal. 


Après beaucoup de trébuchement, nous nous sommes rendus compte que nous avons pris l’auto-organisation comme une évidence au lieu de prendre le temps de discuter ce que cela voulait dire concrètement pour un collectif comme le nôtre. Il nous manquait des discussions réflexives sur le sujet ou c'était possible de faire non seulement des retours critiques par rapport à ce qui ne marche pas mais une analyse plus globale de nos pratiques et besoins. Pour donner un exemple : nous avons essayé de ne pas faire une distinction entre un nouveau membre et un ancien en termes de responsabilités et de pouvoirs. Sauf que dans les faits, il existait des différences. Malgré l'intégration par cooptation, donc de la connaissance préalable et une période de travail ensemble, ce n’est pas possible d’avoir les mêmes exigences vis-a-vis d’une nouvelle ou d’une ancienne personne. Ce n’est pas possible non plus d’avoir une connaissance commune et analogue du projet en seulement quelques mois.En faisant le bilan, nous nous sommes rendu compte que d’une part certains conflits avaient été déclenchés en critiquant le trop d’auto-organisation et d'idéalisme, avec un désir de fixer plus des rôles, d’assumer une division de travail plus nette selon les compétences. Et d’autres conflits sont survenus car certain.e.s pensaient au contraire qu’il n’y en avait pas assez d’auto-organisation. 


Ce qui est certain que nous avons souhaité mettre en place des règles répondant à un fonctionnement idéaliste : par exemple, nous avons mis en place un système de formation que nous pensions capable de réduire les écarts entre les compétences et savoirs présents au sein du collectif et ainsi les socialiser. Le temps à dédier à ces formations restant toujours secondaire pour l’ensemble du collectif, cela n’a jamais suffisamment fonctionné : une ou deux séances de formation ne sont jamais suffisantes quel que soit le sujet.  Faire plus n’a pas été possible vu la quantité d’autres tâches, toujours considérées comme prioritaires. Et puis, même après la formation, les choix des tâches se faisant de manière volontaire, il y avait la question de l’envie et la disposition : des personnes aimant faire de l'administration ou gérer des repas et d’autres ne veulent ou peuvent pas simplement. De plus, le temps passe et des habitudes s’installent créant une forme de rigidité qui devient difficile à déplacer ou disloquer. Pour résumer : en commençant cette aventure, nous ne savions pas à quel point l’auto-organisation était un véritable et permanent processus d’expérimentation. Une telle dynamique peut entrer en tension avec les tentatives de mettre en place des façons de fonctionner efficaces et durables.


De plus, avec un enthousiasme partagé, nous avons parfois privilégié les ambitions politiques au lieu d’avancer sur les dynamiques internes. Quand nous nous sommes rendu compte de cela, nous avons mis en place des moments de soin, de critique et d’autocritique pour désamorcer les tensions. Néanmoins, les outils de soin collectif ne permettent pas grand chose sans le besoin réellement partagé des résolutions des conflits ou d’évitements de ceux-ci. Aussi nous nous sommes rendu compte que certaines tensions qui traversent notre collectif ont parfois été le résultat d’une divergence d’objectifs, priorités, besoins ou désirs mais qu’il était toujours difficile de l’énoncer tel quel. Cette divergence s’incarne par exemple par des personnes qui cherchaient un groupe affinitaire pour entrer en politique alors que d’autres voulaient construire un projet politique ouvert sur l’extérieur, des personnes qui cherchaient un travail et d’autres qui cherchaient un engagement militant, des personnes qui voulaient y consacrer leurs vies et d’autres qui étaient de passage ou voulaient se faire une expérience, etc. Nous n'avons pas toujours réussi à faire coïncider ces différences. Nous avons aussi sous-estimé l’importance de personnes extérieures pour nous aider à régler les conflits. Des personnes expérimentées, compétentes et dotées d’outils correspondant auxquelles nous n’avons pas su faire appel. 

Quelques pistes 


Enfin et avant de se tourner vers la suite, nous pouvons dire que ces quatre années ont constitué une expérience qui a dépassé nos attentes à différents niveaux. Quant aux moments difficiles, nous croyons à l'apprentissage et à l'importance du cumul des expériences. Ce sont justement ces moments qui nous ont fait réfléchir, poser des questions et expérimenter d’autres façons de faire. Le manque de connaissance préalable et d'exemples semblables pour s’inspirer et apprendre nous ont poussé à prendre le temps de faire ce bilan et le partager publiquement car nous pensons que nous avons besoin de travailler ces questions collectivement et d’apprendre des réussites et des échecs les un.e.s les autres. En essayant d’en parler avec des gens qui participent dans des projets collectifs auto-organisés, parfois certaines personnes nous répondent de manière simpliste : l’autogestion fonctionne… en autogestion. 


Nous croyons que rien n’est moins vrai, et que ce type d’affirmation est le meilleur moyen de reproduire les échecs et les rapports de domination insidieux. Selon nous, la verbalisation et l’explicitation des modes d’organisations, les contradictions et les difficultés qui nous traversent est fondamentale même si c’est parfois difficile. C’est peut-être l’aspect le moins enthousiasmant de l'organisation collective, mais il nous paraît vital de parler de ces dynamiques car dans notre expérience, nous aurions aimé avoir plus d’orientation et de conseils. Nous restons ainsi preneur.euse.s de retours de la part de collectifs qui pourraient nous permettre d’améliorer nos façons de faire. 


Enfin une de nos conclusions les plus importantes est la suivante : l'idée d'autogestion ne signifie pas l'absence de chef ou du manager mais plutôt comment faire pour que chacun.e incarne ce rôle (de différentes manières) pour son poste ou ses tâches. C’est basique : le fait de pouvoir prendre des décisions et avoir une place égale est une responsabilité autant qu’un avantage. La co-responsabilité reste la clef pour distribuer le pouvoir. 


Aujourd’hui, les difficultés parfois épuisantes ou décourageantes des réalités de l’auto-organisation ne nous ont pourtant pas fait perdre notre idéalisme. Nous sommes moins naïf.ve.s car ces quatre ans nous poussent à tirer des constats, identifier des échecs, faire des ajustements, réorienter certains de nos gestes et de nos idées. L'idéal n’est jamais donné, il est toujours difficile à atteindre, mais ne doit pas être écarté pour autant. Pour nous, cet idéal d’auto-organisation et d'égalité au sein de nos collectifs est un objectif vers lequel nous souhaitons toujours avancer. 

Les suites de l’aventure de la Cantine Syrienne et des Peuples Veulent


Apprendre dans l’épreuve 


Les difficultés aboutissent soit à des évolutions soit à des explosions. Chaque fois que nous en avons connu une, nous avons opté pour la transformation. Aujourd’hui encore, nous ressentons une responsabilité mais aussi un désir profond pour continuer cette aventure. L'émergence de beaux collectifs d’exilé.e.s récemment arrivé en France, comme Paris Response ou Al-Beyt (Syrie), Sudfa (Soudan), Roja ou Collectif 98 (Iran, Kurdistan, Afghanistan) nous encourage et nous fait sentir moins seul dans un moment ou xénophobie et racisme pèsent de plus en plus sur nous et nos camarades migrant.e.s et exilé.e.s. 
Donc, si nous avons pris le temps de faire un bilan de notre expérience depuis ses débuts en 2019, de ces succès comme de ces échecs, ce n’est pas pour fermer le livre de la cantine syrienne mais bien pour en ouvrir un nouveau chapitre. 


Notre première décision, douloureuse mais nécessaire, est le départ progressif de l’espace AERI. Malgré nos efforts variés pour partager un lieu avec d’autres groupes, nous n’avons pas réussi. Nous avons été confrontés à plusieurs types d’obstacles qui tournent principalement autour de façons de s’organiser mais aussi de nos exigences et nos besoins qui n'étaient pas forcément partagées. D'où notre décision de partir progressivement et d’interrompre notre cantine hebdomadaire (mais de continuer nos ateliers de cuisine à la maison ouverte !) le temps de redéfinir la suite du projet et trouver un autre espace. 


Nous ne partons pas avec amertume et ressentiment. Parfois il faut savoir se séparer pour que chacun.e puisse s’épanouir à nouveau. Et quand nous voyons qu'en plus des Gilets Jaunes, des cantines ivoirienne ou mexicaine viennent pour s’y installer, on se dit que la relève est assurée. Ce lieu a été pour nous un véritable port d'attache mais aussi un peu comme un frère ou une sœur jumelle que nous avons vu et qui nous a vu naître, trébucher, grandir. Vivre les tempêtes comme les journées de plein soleil. Ainsi, si nos marmites partent vers d’autres horizons, nous souhaitons du plus profond de nos cœurs à cet espace de continuer de construire son utopie réelle et subversive. 

Un rêve, deux formes


Nos enseignements nous invitent à sortir d’une certaine naïveté que nous avons parfois adoptée et délaisser le complexe de toute puissance qui nous a fait croire qu’il était possible de tout faire en même temps : être à la fois un réseau international, une super cantine, un espace d’organisation politique, un lieu de formation multiples, etc.  En parallèle de la cantine, les Peuples Veulent ont grandi très (trop?) vite devant comme un dragon très coûteux en énergie et en temps menaçant d’avaler l’espace de la cantine. 


Désormais, nous souhaitons ralentir et surtout séparer les objectifs et les espaces afin de faire moins mais mieux dans chacun d’entre eux. Ainsi la cantine syrienne et le réseau internationaliste Les Peuples Veulent vont s’autonomiser autour de deux équipes et deux structures distinctes tout en restant bien sûr étroitement liées. 


La Cantine du futur 


De notre côté, nous désirons nous recentrer davantage sur l’espace de la cantine et proposer plus de repas, plus souvent, et encore plus savoureux. Pour cela, nous avons besoin de développer notre autonomie financière et logistique en tentant d'acquérir notre propre lieu en banlieue parisienne. D’autre part, nous souhaitons travailler davantage sur la question de l’autonomie alimentaire en allant au-delà des pratiques de récupération pour construire des liens de coopération et d’entraide avec des collectifs agricoles afin d’assurer un ravitaillement plus en adéquation avec notre vision du travail et du monde. 


Les différents plans d’autonomie que nous cherchons ne signifient en rien s’isoler mais plutôt mieux construire notre interdépendance et augmenter nos forces collectives. Nous ne serons pas satisfait.e.s de devenir un “bon exemple d’alternative locale”. Toute la puissance d’une proposition alternative revient à sa capacité à se penser comme faisant partie d’un mouvement révolutionnaire transversal au lieu de se cantonner à une dimension « alternative » culturelle, de l’économie, ou de l’action sociale. 


Construire ce nouveau lieu sera un grand défi qui nécessitera de nombreux.ses allié.e.s et soutiens mais nous pensons qu’il est important d’essayer d’acquérir collectivement des lieux pérennes dans les grandes villes. Car il nous est difficile de quitter ces dernières alors que c’est là ou se font la plupart des rencontres avec nos ami.e.s, allié.e.s et futur.e.s complices. Nous l’avons déjà dit : les villes, malgré tous leurs problèmes, restent un grand carrefour pour la migration et l’exil. Une maison commune pour se réunir entre différentes communautés d’exil ne serait pas de trop.  


En parallèle de ces recherches nous comptons profiter de ce moment d'interruption des activités hebdomadaires pour partir provoquer de nouvelles rencontres et solidifier les liens déjà existants à travers une tournée.  Et ainsi continuer à essayer de trouver des ami.e.s et allié.e.s pour le mouvement révolutionnaire, présent et à venir en Syrie. Vous pourriez donc nous croiser sur la route en France, vers Marseille, Rouen ou Nantes, mais aussi en Allemagne, au Liban et peut-être même en Amérique latine. 


Les Peuples Veulent… les mondes de demain  


Concernant les suites de l’aventure des Peuples Veulent. Il y a 3 ans, suite à la vague de révoltes de 2019 nous avions commencé à réunir, exilé.e.s, révolutionnaires et activistes du monde entier pour nous rencontrer et commencer à partager et débattre des possibilités de changements radicaux de notre époque. Après 4 éditions, et notamment la dernière qui a réuni près de 5000 personnes, de 53 pays, impliquant une collaboration entre multiples espaces et collectifs, une nouvelle page des Peuples Veulent s’ouvre aussi. 


Pour la 5ème édition les prochaines rencontres n'auront lieu qu'en octobre 2024 et probablement hors de France. Et étant donné que l’on prend très sérieusement les promesses que l’on fait, peut-être un peu plus proche de la Syrie... En plus de ce départ de France, le festival se transforme en réseau d’entraide internationaliste réunissant des participant.e.s des cinq continents avec ses propres moyens de communication, un manifeste en écriture et des modalités de rencontres locales ou régionales dans différents pays. En ligne de mire, le développement d’un projet d'entraide matériel conséquent. 


La cantine syrienne aura toujours sa place dans ces dynamiques car nous avons du mal à imaginer l’un sans l’autre. Pour nous, ce sont deux formes complémentaires d’une œuvre commune. Territoriale, ancrée et quotidienne d’un côté et transnationale, connectée et en circulation de l'autre. L’une ne pourrait pas aller sans l’autre si nous voulons construire des forces autonomes réellement subversives. 


Voilà nos rêves pour la suite. Nous savons qu’ils sont ambitieux, nous espérons qu’ils restent réalistes. Nous ne savons pas encore très bien si nous en sommes capables ; si la fatigue, les conflits et les obstacles internes comme externes rencontrés sur les chemins de l'exil, des luttes, des soulèvements ou de l’organisation ne seront pas trop lourds, trop décourageants, trop douloureux. 


En tout cas, nous sommes certain.ne.s que nous allons continuer à essayer. Nous espérons vous trouver à nos côtés ou sur les voies que vos propres rêves emprunterons. Car quand nous voyons l’état du monde, nous savons que plus que jamais, il y a urgence à se rassembler et à s’organiser pour sortir de la survie, mieux vivre et enfin combattre ceux et celles qui essayent de nous en empêcher. 


Vive la cantine, vive les rêves, vive la révolution ! 


Remerciements : 


Avant de nous lancer dans la nouvelle étape, nous voulons remercier tous ceux et celles qui ont rendu ces quatre années possibles : toutes les personnes bénévoles comme les ancien.ne.s membres de la coopérative, celles qui sont là depuis 4 ans ou celles qui ne sont passées que fugacement. Merci à nos habitué.e.s comme aux curieux.ses de passage. Merci aux camarades, ami.e.s et complices qui nous ont cru, rejoints ou soutenus, même dans les moments difficiles. Merci aux artistes qui nous ont accompagnés sur le chemin. Merci à celles et ceux qui nous ont aidés et nous aident encore financièrement en nous faisant confiance et nous laissant une totale autonomie. 


Nous remercions chaleureusement tous les lieux et collectifs qui nous ont fait confiance pour nous ouvrir leurs portes avec chaleur : la Maison ouverte, l’espace AERI ou encore la Parole Errante. Sans l’existence de ces lieux, il n'y aurait pas eu  de Cantine Syrienne et encore moins Les Peuples Veulent.


Enfin, Merci à vous pour avoir pris le temps de lire ces lignes. On espère que ça vous a été utile.


À bientôt ! 

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