En juin 2021, la Cantine Syrienne de Montreuil a organisé une discussion autour des relations entre la lutte Palestinienne et la révolution Syrienne. Salam Abbara, chercheuse syro-française en médecine, membre du collectif Les 100 visages de la révolution [1] travaillant à l’archivage des figures emblématiques de la révolution Syrienne, y échangeait avec Hazem Bakri, étudiant et activiste Palestinien à Paris.
L’article qui suit est une synthèse de cette rencontre.
Merci à Martin Hazard pour cette synthèse.
Syrie et Palestine : histoire(s) aux liens multiples
Il existe de nombreux liens entre la Syrie, depuis son indépendance en 1946, et la Palestine. Quelques repères historiques.
S : Tout d’abord, trois épisodes de guerre opposant Israël et des coalitions arabes ont profondément marqué la région. Le premier a lieu en 1948-1949, à la suite de la proclamation de l’Etat d’Israël. Le second, en 1967, a abouti à la perte de la région du Golan pour la Syrie. Le troisième, en 1973, se solde par une prétendue victoire de la Syrie qui récupère 1km2 du Golan.
D’autres éléments de contexte peuvent également être évoqués, tel que l’épisode dit « septembre noir » entre 1970 et 1971, au cours duquel Hafez el-Assad empêcha sa flotte aérienne de décoller pour venir en aide aux Palestinien.ne.s pourchassé.e.s par l’armée jordanienne. On peut également relater la position chancelante du gouvernement syrien lors de la guerre civile libanaise (1975-1990), ceci demeure emblématique des relations complexes entre la Palestine et la Syrie.
H : Enfin, il faut ajouter que la Syrie a été pendant longtemps une terre de refuge pour les Palestinien.ne.s fuyant l’armée israélienne. Dans le pays, onze camps recensent chacun plusieurs milliers de personnes, pour un total comprenant 2 à 3% de la population palestinienne. Et, bien que ce soit discutable, les Palestinien.ne.s y seraient mieux traité.e.s que dans d’autres pays arabes. Cependant, leurs revendications politiques n’y ont aucune place : ils ne possèdent ni le droit de vote, ni le droit de représentation à des élections.
Le récit nationaliste syrien : implication palestinienne, révolution syrienne et contradictions géopolitiques
S : L’actuel régime syrien a assis son pouvoir en 1971, lors du coup d’Etat de Hafez el-Assad. Son fils, Bachar el-Assad lui succède à partir de 2000. Dès cette époque, l’unité nationale du pays se construit sur un axe de double résistance : contre l’impérialisme Étasunien et contre le sionisme israélien, dans la perspective d’une « guerre continue », selon l’expression utilisée par le régime. L’objectif étant d’afficher une solidarité arabe, de laquelle les peuples seraient déresponsabilisés et qui tirerait sa force du pouvoir des dirigeants. Indirectement, cette politique a donc pour conséquence de mettre les luttes sociales au second plan. Par la suite, elle sera déconstruite au gré des événements qui se succéderont en Syrie à partir de la révolution en 2011.
Dès le déclenchement de la révolution, de nombreux.se.s Palestinien.ne.s prennent part aux mobilisations et, à la suite de la répression, nombreux d’entre elles.eux subissent des arrestations et des tortures, au même titre que les Syrien.ne.s.
À partir de 2013, le siège du camp de Yarmouk, au sud de Damas, est révélateur de l’implication des Palestinien.ne.s dans la révoltuion syrienne. Dans un premier temps laissé.e.s à l’écart des événements, les habitant.e.s du camp vont peu à peu prendre part aux événements, devenant par la suite l’une des principales cibles de l’armée syrienne, jusqu’à l'assiègement du camp et les bombardements par l’aviation de Bachar el-Assad en 2018. Avant l’assaut final, la population souffrait déjà de famine, bien que les chiffres soient difficiles à établir avec précision.
La répression du camp de Yarmouk a eu pour effet d’endiguer l’image que certain.ne.s Palestinien.ne.s pouvaient encore avoir du régime syrien comme opposant d’Israël et donc défenseur de leur cause.
Pour autant, les soutiens occidentaux pro-palestinien.ne.s ne sont pas tous convaincus, et voient encore en Bachar el-Assad un farouche opposant à l’impérialisme. Pour cause, la propagande orchestrée par le régime qui, dès 2011, a qualifié la révolution de complot déclenché par l’Occident et Israël, lui permettant ainsi de légitimer l’usage de la violence.
H : Ce discours “anti-impérialiste” a eu beaucoup d’influence dans plusieurs pays. En France, le sujet semble soit controversé, soit tu. Alors que les Palestinien.ne.s elles.eux-mêmes considèrent ce discours comme mensongère, certains milieux politiques ici continuent à soutenir l’idée d’un régime syrien anti-impérialiste.
Au vu de l’abondante documentation témoignant des multiples massacres ayant été perpétrés depuis 2011 en Syrie, il apparaît inconcevable que les mêmes personnes criant à l’infamie pour chaque crime commis contre des Palestinien.ne.s ne prennent toujours pas position sur le conflit syrien. Aujourd’hui, dans les pays occidentaux, nous devons arrêter la politique de l’autruche qui consisterait à accepter la situation politique en Syrie par simple habitude.
S : De même, il n’est plus tolérable de ne pas contredire des propos remettant en question les attaques chimiques au gaz sarin, alors que celles-ci ont été documentées et prouvées ! En 2012, Obama avait affirmé que l’armée étasunienne agirait militairement dans le cas où une attaque au gaz serait déclenchée. Celle-ci a tout de même eu lieu en 2013 et a fait environ 1500 morts en une journée, sans que les Etats-Unis n’interviennent, laissant carte blanche au régime syrien.
H : Il n’est plus tolérable de trouver des excuses derrière le manque d’informations car elles existent, et sont très largement accessibles !
S : Sur un autre point, il n’est plus tolérable de prétendre lutter contre l’impérialisme étasunien tout en négligeant la mainmise de l’impérialisme russe - pourtant coupable des pires exactions contre les tenants de la révolution syrienne - ainsi que de l’impérialisme iranien dans la région. Ou alors il s’agit d’un positionnement idéologique, et non pas d’une aspiration à la liberté et la défense des peuples !
Aujourd’hui, il est important de s’informer sur la situation géopolitique extrêmement complexe du Proche et du Moyen-Orient avant d’affirmer quoi que ce soit sur le sujet, et ainsi éviter les incohérences. Nous avons pu en avoir un aperçu en janvier 2020, lorsque Qassem Soleimani a été assassiné par un raid étasunien. En France, des manifestations ont critiqué le despotisme étasunien et israélien dans la région. Pourtant, cet homme était un chef armé qui dirigeait des milices ayant instauré la terreur dans de nombreux pays, particulièrement en Syrie. Parmi ses collaborateurs, on sait que certains ont contribué à plusieurs massacres en Syrie, notamment lors du siège d’Alep en 2016.
De la même manière, le Hezbollah agit militairement en Syrie contre la révolution, aux côtés des forces du régime Assad à partir de 2013. Pourtant, le Hezbollah est parfois présenté comme un mouvement “révolutionnaire” pro-palestinien. Son implication en Syrie contribue à une fracture dans les collectifs de gauche, notamment occidentaux, et cultive un sentiment de contradiction entre la révolution syrienne et la lutte palestinienne.
La solidarité de vécu entre Syrien.ne.s et Palestinien.ne.s
H : Prenant en compte ce contexte, les peuples prennent peu à peu conscience que la libération de la Syrie comme de la Palestine ne viendra pas des dirigeants.
La narratif porté par le régime syrien est donc fortement remis en question. En éloignant l’idée d’une unité liée à l’arabité, la révolution propose une solidarité plus large, intégrant l’ensemble des peuples unis dans une destinée commune. C’est du moins l’analyse avancée par Yassine al-Haj Saleh, figure de la gauche syrienne et emprisonnée plus de 15 ans dans les prisons du régime pour son implication dans le mouvement communiste. Il explique que les tourments du peuple syrien - en particulier depuis 2011 avec les bombardements, les dépossessions de biens, les persécutions, l’exil, le silence et la trahison internationale -, s’ajoutant aux 50 années consécutives de dictature - au cours desquelles il n’y eu pas la moindre avancée vers l’acquisition de droits sociaux - ont généré une forme de solidarité des peuples syriens et palestiniens, face à une souffrance commune.
S : De plus, comme les Palestinien.ne.s, de nombreu.se.x Syrien.ne.s sont aujourd’hui sans-papiers et ont souffert de la famine et de l'exil forcé, lequel concerne environ ⅔ de la population syrienne initiale. Les Syrien.ne.s et les Palestinien.ne.s font aussi face à des discriminations communes en exil : comme au Liban par exemple, où iels ne peuvent pas exercer n’importe quel type de métier. Une liste de 70 professions leur est réservée sans qu’iels puissent y déroger.
H : En Palestine, l’oppression a généré un mouvement de révolte en mai 2021, reflétant l’indignation des Palestinien.ne.s envers l’inertie des partis politiques face à leurs revendications. Après l’accumulation des diverses formes de violence à leur égard, notamment dans le territoire de Gaza, à Jérusalem et dans les territoires de 1948, un événement a mis le feu aux poudres : l’expulsion des habitants du quartier de Cheikh Jarrah à Jérusalem, puis la fermeture symbolique de la mosquée Al-Aqsa, en pleine période de ramadan.
Cet événement a rappelé le souvenir du « Nakba » dans les cœurs des Palestinien.ne.s : l’exode forcé de 1948. Bien que la plupart des manifestant.e.s étaient habitant.e.s de Jérusalem, de nombreu.se.x Palestinien.ne.s avaient fait le déplacement de toute la Palestine historique afin de participer aux manifestations. Pour la première fois depuis 1948, le drapeau a été affiché et l’hymne palestinien a été chanté dans certaines régions reculées de la Palestine, comme en Cisjordanie où les Palestinien.ne.s ont pourtant l’interdiction de participer à toutes formes d’organisation politique, quelles qu’elles soient.
S : En Syrie, de nombreuses manifestations se sont formées en soutien avec les Palestinien.ne.s lors de ces derniers événements. Des pétitions, des lettres ouvertes et des appels à la solidarité entre les luttes ont été exprimés par-delà les frontières.
H : Des chansons emblématiques, telles que Janna, Janna, Janna qui avait été chantée pendant la révolution syrienne par al-Sarout, à Homs, ont également retenti en Palestine. Les deux causes étaient ainsi unifiées à travers ce chant commun.
Parmi les révolté.e.s, les jeunes ont été très actif.ve.s. Ils ont exprimé leur colère et leur indignation face à la politique d’Israël, notamment par le biais des réseaux sociaux. Les jeunes de Jérusalem utilisaient Tik-Tok comme un outil leur permettant de se rassembler, se mobiliser et ainsi contrecarrer la politique de fragmentation spatiale d’Israël et permettre l’unification de leurs revendications.
Au cours de ces événements on a pu également assister à l’émergence d’actions inédites. Certain.e.s manifestant.e.s organisaient parfois des défis, comme celui de sauter sur un soldat israélien tout en filmant la scène. La peur a été brisée à ce moment-là dans l’esprit de beaucoup de Palestinien.ne.s.
S : En Syrie aussi, l’usage des réseaux sociaux a également permis de rassembler une importante documentation écrite et visuelle. La photographie a été particulièrement utilisée. On recense aujourd’hui plus de 45.000 photographies de prisonniers morts sous la torture dans les prisons du régime Assad.
L'influence de ces sources audiovisuelles émane en partie de l’interdiction des journalistes étrangers à rentrer dans le pays. En effet, dès 2011, Bachar el-Assad ferme ses frontières à tous les représentants médiatiques étrangers. La population a donc pris le relais afin de transmettre des informations sur les événements en cours, afin qu’elles soient relayées médiatiquement à l’international.
Le rôle des femmes
H : En Palestine, bien que leurs conditions les restreignent au quotidien, les femmes se sont montrées très actives dans le soulèvement de mai 2021. Ce sont elles qui écrivaient les slogans, ce sont elles qui chantaient le plus fort dans les manifestations, ce sont elles qui étaient aux premiers rangs des checkpoints. Elles se sont montrées déterminées en assistant avec véhémence à toutes les manifestations.
S : En Syrie, les femmes ont été très actives dès le début de la révolution syrienne. Loin de n’occuper qu’un rôle caricatural d’infirmière, elles ont été nombreuses à prendre les armes et à se présenter au-devant des combats, en plein cœur des fusillades.
De même, bien qu’il s’agisse d’un sujet encore trop méconnu, les femmes étaient particulièrement actives dans les multiples expériences de démocratie décentralisée qui se sont formées en Syrie à partir de 2013. Dans les régions où le régime perdait en influence, des formes d'auto-organisation se sont instaurées afin de pouvoir répondre à la vie sociale des habitant.e.s et à la dissolution des institutions étatiques. Des conseils locaux se sont formés démocratiquement, afin de reprendre la gestion délaissée des villes. Les femmes y tenaient des rôles de plus en plus importants, certaines ont même été élues à la tête de certains conseils, telles qu’Iman Hachem qui fut présidente du conseil local de la ville d’Alep pour le mandat de 2018.
Ainsi, la révolution syrienne est porteuse de revendications liées à la liberté du peuple, dans lesquelles une place significative est accordée à l’émancipation des femmes.
H : En Palestine, les hommes étaient les premiers harcelés et persécutés par les Israéliens. Ils sont nombreux à être les victimes d’une véritable oppression dans le quotidien, d’une domination leur faisant craindre jusqu’à sortir dans la rue. A ce propos, une mère palestinienne a pu témoigner ceci : « J’aimerais bien que mes garçons soient comme mes filles. Mes garçons ne sortent plus de la maison, ils sont toujours devant la télé ou devant leur portable, et quand ils sortent, ils ont peur. Ils savent qu’ils peuvent être mis en prison pour rien ».
À l’inverse, les filles se sentent moins menacées par les Israéliens, qui ne les considèrent pas comme un danger ou comme faisant partie de la résistance palestinienne. L’autorité israélienne est, elle aussi, très masculine et les femmes y sont beaucoup marginalisées. C’est ce regard misogyne qui a permis aux femmes d’occuper une place plus significative pendant les manifestations de mai 2021.
Il faut également considérer l’impact des mouvements féministes à travers les médias palestiniens, les encourageant à sortir, à travailler et à s’impliquer davantage dans la société. De même, les réseaux sociaux leur ont permis de débattre, de s’organiser, ainsi que de tisser des liens de solidarité avec l’ensemble de la population palestinienne.
La liberté : une force de contestation et d’unité
H : Au cours du mouvement palestinien en mai 2021, l’un des slogans les plus entendus avait été : « Nous ne serons jamais libres si nous ne sommes pas tous ensemble ! ». À ce titre, des manifestant.e.s invitaient des défenseur.se.s des droits LGBT à venir participer au mouvement, leur assurant que la liberté était à la base de toutes revendications issues des groupes opprimés : « Tout le monde veut être libre ! ».
À Paris, les 15 et 23 mai 2021, des milliers de personnes ont manifesté en soutien aux Palestinien.ne.s, alors qu'Israël entamait une série de bombardements sur le territoire de Gaza, faisant près de deux cents morts.
En hommage à la solidarité internationale, les mobilisations ont montré que si l’oppression des peuples différait en fonction des contextes propres à chaque situation géopolitique et culturelle, la liberté, elle, était unique ! Dans les années 1970, une partie de la gauche palestinienne considérait que la libération des régimes autoritaires était nécessaire à la libération de la Palestine. Est-ce toujours le cas ? Il faut appeler à la solidarité afin de construire un monde où chacun se sentirait plus libre. Et, quand tous les habitant.e.s de cette Terre se sentiront libres, alors la Palestine sera libre, elle aussi.
[1] À l’origine de cette création, des Syrien.ne.s vivant à l’étranger ont voulu traduire des textes, décrire des événements, pour participer du mieux possible aux actions révolutionnaires. Leurs activités contribuent à la déconstruction du récit, porté par le régime Assad, afin de livrer la vérité sur de nombreux faits et situations. Il s’agit de démentir certains propos, tels que « le régime a gagné », « la révolution ne s’est pas faite toute seule », ou encore « la révolution est assujettie au vouloir de l’Occident ». Ainsi, le collectif s’engage à restaurer la parole de celles et ceux qui ont contribué et contribuent encore à la révolution - sur les réseaux sociaux, par la publication d’ouvrages, par le travail hospitalier en Syrie ou même par la prise d'armes - afin que leurs histoires demeurent.